• Antiphrase

    Dans l'Humanité, dimanche 26 mai

    Par Frédéric PIERRU, docteur en science politique, sociologue, chargé de recherche au CNRS

    Antiphrase : « figure, par laquelle, par crainte, scrupule ou ironie, on emploie un mot, un nom propre, une phrase, une locution, avec l’intention d’exprimer le contraire de ce que l’on a dit ». Exemple : s’exclamer « quel temps superbe ! » quand il pleut à torrents. Voici maintenant un magnifique spécimen : « la généralisation de la complémentaire santé d’entreprise, prévue par l’ANI, constitue une formidable avancée sociale ». Si le sujet n’était pas si grave on en rirait presque. En effet, quelle extraordinaire « avancée » obtenue en contrepartie de la « flexibilisation » du marché du travail : non seulement le nouveau gouvernement n’est pas revenu sur le recul de la prise en charge par la Sécurité sociale des soins courants, en particulier sur les franchises médicales que l’opposition socialiste avait pourtant vivement dénoncées en 2007 – 2008, mais il envisage maintenant d’entériner cette privatisation rampante en permettant aux salariés qui ne bénéficient pas encore d’une complémentaire santé d’entreprise de pouvoir y accéder… en 2016. Autrement dit, les soins courants (hors hospitalisation et affections de longue durée) sont appelés à être pris en charge par des assurances privées – ce à quoi ressemblent de plus en plus des mutuelles obligées, du fait de la concurrence, d’adopter les pratiques des assureurs à but lucratif – la « Sécu » se recentrant sur les plus malades et les plus démunis. Sans même évoquer le cas des non-salariés, par définition non concernés par l’ANI, on ne répètera jamais assez que tout euro transféré de la Sécurité sociale par les assurances santé complémentaires est un euro inégalitaire. D’abord parce que les contrats de complémentaire santé sont de qualité et de générosité fort inégale. Certains prennent en charge très correctement les prothèses dentaires, les lunettes et, surtout, les dépassements d’honoraires (qui vont continuer à croître tant l’accord trouvé entre la ministre de la Santé, l’Assurance-maladie et les syndicats de médecins libéraux a été réalisé aux dépens des assurés sociaux), d’autres non. Ensuite, le coût de l’acquisition d’une complémentaire santé représente 13% du budget d’un ménage modeste, contre 4% pour un ménage aisé pour la simple raison que la prime n’est pas, comme les cotisations sociales ou la CSG, proportionnelle aux revenus. D’ailleurs, quand vous versez à une complémentaire santé un euro de prime, en général 20 centimes vont garnir les dividendes des actionnaires ou servir à couvrir les frais de gestion et de marketing. Par comparaison, seuls 5 centimes d’un euro de CSG versé à la Sécu servent à financer le fonctionnement administratif de la vénérable institution. Enfin, last but not least, c’est au total 6 milliards d’euros de fonds publics qui vont être donnés aux entreprises pour qu’elles adoptent une complémentaire santé pour leurs salariés. A part ça, il paraît que les caisses de la Sécu sont vides et que la privatisation est inéluctable. Donnons un autre exemple, récent, d’antiphrase fourni par un article signé de deux économistes de la santé (et dont l’un, Pierre-Yves Geoffard est socialiste en diable) et paru dans la prestigieuse revue Economie et statistique, portant sur le serpent de mer du « bouclier sanitaire », idée déjà avancée par… Nicolas Sarkozy. Grosso modo, il s’agit de rembourser les soins en fonction des revenus. Ainsi, serait instaurée une franchise annuelle en dessous de laquelle vous en êtes de votre poche. Le niveau de la franchise serait fonction de vos revenus. Faible si vous êtes pauvre, élevée si vous êtes riche. Argument avancé : « il s’agit de revenir au principe de solidarité de 1945, à savoir que chacun contribue à hauteur de ses revenus ». On croît rêver. Rappelons le principe complet et exact de la Sécurité sociale : « chacun paie selon ses moyens et reçoit selon ses besoins ». Autrement dit, la proportionnalité porte, historiquement, sur la contribution financière (longtemps les cotisations sociales, aujourd’hui la CSG) et non sur les remboursements de soins que vous recevez ! Adopter une telle franchise, c’est à coup sûr fragiliser la légitimité politique de l’Assurance-maladie : combien de temps les plus aisés vont-ils accepter de verser leur tribu à une Sécu dont ils bénéficient moins que les autres ? Claude Bébéar doit déjà s’en frotter les mains…On savait le goût du Président de la République pour l’anaphore (« Moi, Président, je… »). On découvre maintenant l’appétence de la majorité présidentielle et de sa galaxie d’experts socio-libéraux pour l’antiphrase. Hélas, il y a fort à parier que cette virtuosité, voire ce culot, rhétoriques ne parvienne pas à occulter ou euphémiser la liste de reniements, aux conséquences sociales funestes, qui ne cesse de s’allonger.

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