• TTIP : le débat explosif qui attend les députés

    Où l'on voit la distance qui sépare au PS les discours des actes, et la façon dont un texte mettant en jeu notre modèle économique et social est co-écrit par les multi-nationales, la Commission et certains députés européens, avec la complicité des gouvernements, et dans le dos des peuples...

    Sur Politis.fr - 15 mai 2014

    L’Assemblée discute le 22 mai d’une résolution sur le grand marché transatlantique UE-USA, présentée par le Front de gauche mais édulcorée en commission par le PS. Le débat, au cœur des élections européennes, s’annonce houleux.

    Les députés français débattront le 22 mai du traité transatlantique en cours de négociation entre l’Union européenne (UE) et les États-Unis, un sujet majeur des élections européennes dont ils ignorent quasiment tout. Les négociations autour d’un vaste programme de libéralisations menées par Karel De Gucht, commissaire européen au commerce et négociateur en chef, ont lieu dans la plus grande discrétion. De quoi agacer les députés qui n’ont pas leur mot à dire sur la création de ce grand marché transatlantique baptisé Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (PTCI, TTIP en anglais). Ils le feront savoir lors de l’examen à l’Assemblée nationale d’une proposition de résolution européenne sur « le projet d’accord de libre-échange entre l’Union européenne et les États-Unis d’Amérique », déposée par le Front de gauche.

    Caviardage en commission

    Le contenu de la résolution a cependant été modifié par les députés socialistes en commission. Dans le texte initial, les députés du Front de gauche invitaient le gouvernement français « à intervenir auprès de la Commission européenne afin de suspendre les négociations » sur le projet d’accord de libre-échange et demandait d’y associer les Parlements nationaux (lire ci-dessous l’extrait ainsi que l’intégralité de la proposition de résolution européenne). Amendé le 13 mai en commission des Affaires européennes de l’Assemblée nationale, le texte a été édulcoré par le PS, avec le soutien de la droite. Les députés EELV présents étaient, eux, favorables à la résolution initiale du Front de gauche.

    Extrait de la version initiale de la résolution
    Extrait de la version initiale de la résolution

    Les députés socialistes présents, emmenés par Estelle Grelier, « ont supprimé la disposition qui prévoyait la suspension des négociations de l’accord bilatéral qui se mènent dans la plus totale opacité », a réagi André Chassaigne, député Front de gauche et rapporteur du texte. « Ils ont ainsi vidé notre proposition de résolution de sa substance et validé la poursuite des négociations sur un grand marché transatlantique au service du pouvoir financier des multinationales. La démarche des socialistes atteste de leur soutien, de fait, à ces négociations menées contre les peuples. » Le groupe Front de gauche compte présenter des amendements en séance le 22 mai pour rétablir le texte initial.

    André Chassaigne (photo : Michel Soudais)

    La mémoire courte des socialistes

    Surtout, rappelle André Chassaigne, une précédente résolution de députés socialistes déposée en mai 2013 et considérée comme « définitive » par l’Assemblée nationale le 15 juin 2013 demandait notamment « à ce que soit exclu du mandat le recours à un mécanisme spécifique de règlement des différends entre les investisseurs et les États pour préserver le droit souverain des États », ce qui n’est pas le cas dans le mandat de la Commission européenne qui a fuité.

    De plus, les députés socialistes demandaient aussi « à ce que la représentation nationale qui, en fonction du résultat des négociations, sera amenée à se prononcer par son vote sur la ratification de cet accord soit dûment associée au suivi des négociations à travers une information régulière du gouvernement des questions examinées dans le cadre du comité de politique commerciale (CPC) du Conseil de l’Union européenne », ce qui n’est pas le cas.

    Autre sujet de conflit parmi les députés socialistes à l’Assemblée nationale, le fait que le mandat de la Commission reprenne la quasi-intégralité de l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) dans son article 23. Cet accord négocié secrètement par les vingt-neuf pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) entre 1995 et avril 1997 a été rejeté en 1998 par le gouvernement de Lionel Jospin. « L’accord tel qu’il est conçu actuellement n’est pas réformable », avait alors jugé le Premier ministre socialiste, qui avait proposé « une nouvelle négociation sur des bases totalement nouvelles et dans un cadre associant tous les acteurs ».

    Les normes sociales et environnementales sur la sellette

    Double discours. Cette volonté de poursuivre les négociations apparaît en contradiction avec la campagne du PS pour les élections européennes pour une « Europe qui protège ses travailleurs » et une « Europe du progrès social ». « Tous les accords commerciaux doivent garantir nos intérêts et la spécificité de notre modèle, social, culturel, mais aussi les normes sociales et environnementales », avait déclaré Harlem Désir, alors premier secrétaire, lors d’une conférence de presse destinée à lancer la campagne européenne du PS, le 3 mars dernier.

    Or, la Commission est officiellement chargée « d’aligner les règles et les normes techniques applicables aux produits, qui, à l’heure actuelle, constituent le principal obstacle aux échanges transatlantiques ». Cet objectif de libéralisation tous azimuts met en danger les normes sociales et environnementales, au profit de gains économiques considérables annoncés par la Commission, avec notamment l’élimination des barrières non tarifaires : de 119,2 milliards de dollars pour l’Union européenne et de 94,2 milliards de dollars pour les États-Unis.

    Un enjeu démocratique

    Le débat promet donc d’être explosif à gauche trois jours avant les élections européennes, et alors qu’un cinquième cycle de négociations autour du PTCI entre l’Union européenne et les États-Unis est prévu à Arlington (Virginie) du 19 au 23 mai.

    Les députés aborderont un sujet fort sur le plan démocratique. La résolution du Front de gauche reproche l’absence de « transparence sur ces négociations » qu’il juge « inacceptables sur la forme et sur le fond » :

    « Non seulement elles sont menées de manière totalement opaque par des acteurs illégitimes, mais la logique néolibérale qui les guide ne peut aboutir qu’à une régression de la protection sociale, sanitaire, environnementale due à nos concitoyens. »

    Devant la montée de ces critiques dans la campagne électorale et l’annonce d’un débat le 22 mai autour de la résolution du Front de gauche, Fleur Pellerin, secrétaire d’État au Commerce extérieur, a voulu rassurer et « dédramatiser ». Elle estime que « des lignes rouges ont été tracées » dans le mandat de négociation de la Commission européenne, notamment dans le domaine agroalimentaire : il n’y aura « pas d’OGM, pas de poulet chloré, pas de bœuf aux hormones », a-t-elle assuré, sans dévoiler l’intégralité du mandat de la Commission. Or, celui-ci n’a pas été rendu public : seuls quelques points du mandat européen (pharmacie, textile et cosmétiques) ont été publiés le 14 mai sur le site de la Commission. De plus, le Parlement européen et les Parlements nationaux ignorent les secteurs à libéraliser déjà négociés dans les différents cycles de négociations.

    Fleur Pellerin a ajouté que « la France n’était pas demandeuse » de l’inclusion du très controversé mécanisme de règlement des différends dans le chapitre de la protection des investissements des grandes entreprises. Mais « pour l’Union européenne et les États membres, s’opposer très fermement à la présence de ce type de mécanisme créerait un précédent qui nous mettrait dans une situation délicate dans de futures négociations » si l’UE demande à son tour ce type de clause à des pays émergents ou en développement.

    Un processus ancien et très opaque

    Le gouvernement ne répond pas à la critique montante sur le caractère peu démocratique des négociations autour du grand marché transatlantique. Le « déficit démocratique de ces négociations est renforcé par leur propre objet. Loin de se borner à des questions purement économiques et commerciales, le mandat de négociation permet d’ores et déjà à la Commission européenne de négocier un accord “global”, touchant des domaines stratégiques et vitaux pour l’indépendance des nations et l’autonomie des peuples », relève la résolution du Front de gauche. Et de citer les dizaines de secteurs concernés, comme l’agriculture, la chimie, l’énergie et les matières premières, les marché publics, les services médicaux, les services publics, la pharmacie, etc.

    « L’objectif est de créer une vaste zone de libre-échange en démantelant l’ensemble des règles tarifaires, réglementaires et environnementales qui protègent les salariés et consommateurs européens. La perspective de cet accord fait peser une grave menace sur les règles de santé publique, écologiques, sociales et culturelles en France et en Europe ».

    Le processus très opaque de création d’un grand marché transatlantique remonte à loin, bien avant que les dirigeants européens s’engagent, lors du Conseil européen des 18 et 19 octobre 2012, à lancer des négociations pour un accord de libre-échange « global » sur le commerce et les investissements.

    Le secrétaire d’Etat américain au commerce Ron Kirk le commissaire européen au commerce Karel De Gucht à Washington, le 16 décembre 2010. (Photo : KAREN BLEIER / AFP)

    Un « Groupe de travail de haut niveau sur l’emploi et la croissance » a été créé lors d’une réunion au sommet, le 28 novembre 2011. Présidé par Ron Kirk, représentant des États-Unis pour les questions commerciales, et par Karel De Gucht, commissaire européen au Commerce, ce comité d’experts a été chargé d’identifier « les politiques et les mesures pour accroître le commerce et les investissements transatlantiques », et de travailler « en étroite concertation avec tous les groupes publics et privés intéressés ».

    Les lobbies à la manœuvre

    Loin des représentations démocratiques des pays membres de l’UE, le projet d’accord de libre-échange a été élaboré avec les lobbies liés au monde des multinationales, au sein du Dialogue transatlantique du monde des affaires (Transatlantic Business Dialogue, TABD), partenaire officiel du processus avec un autre lobby des multinationales, l’European American Business Council. Les échanges ont donné lieu à la création du Transatlantic Business Council, une organisation réunissant une soixantaine de multinationales (parmi lesquelles Audi, BP, Coca-Cola, Ernst & Young, IBM, Microsoft, Siemens, Total, etc.). La défense des intérêts des grandes entreprises est donc privilégié dans le rapport final du Groupe de travail de haut niveau sur l’emploi et la croissance publié en février 2013, au point que l’UE et les États-Unis « continuent de partager les mêmes objectifs énoncés » dans ce rapport, peut-on lire dans la déclaration conjointe du sommet UE-États-Unis, qui s’est tenu à Bruxelles en mars.

    Le déficit démocratique autour de telles négociations est aussi flagrant au sein de l’UE, comme le montrent les documents obtenus par Corporate Europe Observatory, en réponse à une demande d’accès aux documents des rencontres que la direction générale du commerce de la Commission a eu avec ses « parties prenantes » dans le cadre du grand marché transatlantique. La Commission a publié une liste de 135 réunions qui se sont tenues entre janvier 2012 et avril 2013, qui concernent les négociations entre l’Union européenne et les États-Unis sur le libre échange. « Au moins 119 impliquaient des rencontres avec des grandes entreprises et leurs groupes de pression. Ce qui signifie que plus de 93 % des rencontres de la Commission avec les parties prenantes pendant les préparations des négociations ont eu lieu avec le monde des affaires ». Cette liste de rencontres démontre qu’en plus des « dialogues pour la société civile » signalés sur le site Internet de la direction générale du commerce, « il existe un monde parallèle fait de nombreuses réunions à huis clos avec les lobbyistes des multinationales ».

    Trois UMP au cœur du projet

    Les relations qu’ont les parlementaires européens avec les lobbies des industriels, source de conflits d’intérêt, sont un autre aspect du déficit démocratique. Nous l’avions abordé dans un entretien avec Bruno Poncelet, spécialiste des accords de libre-échange [1], publié le 30 mai 2013 par politis.fr :

    « Les entreprises multinationales sont au cœur du processus de préparation des négociations, et ce depuis que dans les années 1990 des tentatives de projets d’accord pour un partenariat transatlantique entre les États-Unis et l’UE ont été lancées. Ces initiatives ne viennent pas des politiques mais des multinationales qui sont présentes dans différents lobbies. Les chambres américaines de commerce et le Transatlantic Business Council (TBC), un lobby d’affaires, en font partie. Un troisième est plus inquiétant : le Transatlantic Policy Network (TPN) est constitué pour moitié de firmes multinationales dont Nestlé, AT&T, Hewlett Packard, BASF, Dow Chimical, Bayer, Walt Disney Company, Time Warner, etc.

     

    Des parlementaires européens et des élus du Congrès des États-Unis constituent l’autre moitié du TPN. Les principaux groupes politiques au Parlement européen sont présents : les conservateurs du PPE, les socialistes de S&D et l’ADLE, qui représente une partie de la droite, ainsi que deux eurodéputés Verts. Le seul groupe politique qui n’a aucun de ses membres dans le TPN est la Gauche unitaire européenne (GUE). En tout, 60 députés européens, plus de 8 % du Parlement, sont membres du TPN. Une majorité écrasante sont des élus allemands, des élus du Royaume-Uni et de l’Espagne. La France est en quatrième position avec trois parlementaires de l’UMP : Françoise Grossetête, Joseph Daul et Alain Lamassoure. »

     

    Le débat du 22 mai sera sans doute l’occasion d’un grand déballage public salutaire autour de ces informations absentes de la campagne pour les élections européennes.

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