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    Mercredi 3 Juillet 2013

    Eric Coquerel, Secrétaire national du Parti de Gauche, membre de la coordination du Front de gauche

     

    Les neuf partis qui composent le Front de Gauche ont adressé ce mercredi une lettre au Président de la République.
    Le Front de Gauche lui demande de bloquer les négociations en cours avec les Etats-Unis en vue de l’accord de l’accord du Grand Marché Transatlantique.
    Voici le texte de la lettre :

     

    Monsieur de Président de la République

    Palais de l’Elysée

    55, rue du Faubourg Sain-Honoré

    75008 Paris

    Monsieur le Président

    Les négociations sur le Grand marché transatlantique peuvent officiellement démarrer depuis que le Conseil des ministres du Commerce de l’Union européenne a adopté le 14 juin dernier le mandat de négociation confié à la Commission

    Vous le savez, nous contestons le bien fondé de ce projet. Il a pour but est de démanteler les « barrières douanières et règlementaires » entre l’Union européenne et les Etats-Unis d’Amérique. Les droits de douane étant plus élevés en Europe, cela donnerait un avantage de 30% aux produits américains. La Commission européenne prévoit des suppressions d’emplois dans des secteurs stratégiques et admet une hausse des gaz à effet de serre. L’abolition des barrières règlementaires conduirait par exemple l’Europe à autoriser les poulets lavés au chlore et le bœuf aux hormones, à abaisser les normes environnementales sur la pollution automobile ou la construction. Les entreprises auraient le droit d’attaquer devant des tribunaux privés les Etats coupables d’avoir fixé des normes sociales ou environnementales qui limitent leur profit.

    Nous considérons que ce projet de libre échange a pour objet de favoriser non les peuples, mais l’avidité d’un capitalisme financiarisé et mondialisé dont on voit partout les dégâts. Il menace notre modèle de société et nie la souveraineté des citoyens en Europe. Pourtant, il n’a jamais fait l’objet d’un débat public ni même, dans sa globalité, d’un débat au Parlement.

    Nous estimons que les événements récents révélés par Edward Snowden rendent encore plus nécessaire de ne pas s’y engager.

    La Commission, qui négocie en notre nom, le fait en effet sur la base d’un mandat secret, alors que les dirigeants des Etats-Unis y ont eu, eux, accès à travers un espionnage récemment révélé ! Comment dans ces conditions entamer des négociations ? Ces derniers événements, d’une rare gravité, devraient, à eux seuls, rendre caduque ce projet. Comment en effet mener des négociations quand la partie avec laquelle on négocie espionne en permanence ? Les Etats-Unis voient dans le projet de Grand marché transatlantique le moyen de défendre ses intérêts de grande puissance. La Commission européenne y voit l’occasion de favoriser le développement des multinationales et du système financier. Le peuple français comme ceux des autres pays européens n’ont rien à y gagner.

    En conséquence, nous vous demandons solennellement Mr le Président de bloquer immédiatement ces négociations

    Dans cet espoir, veuillez croire, Monsieur le Président, à nos plus salutations les plus distinguées.

    Front de Gauche (PCF, Parti de Gauche, Gauche Unitaire, République & Socialisme, C&A, PCOF, FASE, Gauche Anticapitaliste, Alternatifs)

     

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  • On savait François Hollande atlantiste. C'est ainsi qu'il avait déjà entériné la participation au commandement intégré de l'OTAN décidée par Sarkozy, sans la moindre contre-partie.

    C'est ainsi également qu'il est resté sans réaction lorsque le monde a appris que les USA espionnent en toute impunité des particuliers de tous les pays, dont la France : n'est-il pas pourtant chargé de veiller au respect de nos droits et libertés , ouvertement bafoués par ces pratiques ?

    Mais aujourd'hui (cf. LeMonde.fr du 3/7/2013) un nouveau pas a été franchi: les autorités françaises ont refusé à l'avion du président bolivien Evo Morales, de retour de Russie, la traversée de notre espace aérien, au prétexte d'une rumeur sur l' éventuelle présence à bord d'Edward Snowden.

    Evo Morales a été ainsi contraint de faire une escale non prévue en Autriche, où il a dû passer la nuit.

    L'affront infligé au peuple bolivien à travers leur président en dit long sur le peu de considération que notre gouvernement accorde à ces exotiques contrées qui n'ont pas la chance, comme le Qatar, d'être lardées de pétrodollars.

    Non seulement François Hollande ne souhaite aucunement accorder l'asile à Edward Snowden, mais, tel un laquais empressé, il va au-devant des désirs des USA en mettant notre pays au service de l'administration américaine.

    La France vient ainsi de passer du statut "d'allié" à celui de larbin des Etats-unis. Triste jour.

    M.C.

      

     

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  • Le monde diplomatique

    Nul ne croit plus que la raison l’emportera sur des politiques d’austérité insensées, ni que la morale préviendra les scandales mêlant argent et pouvoir. Désormais, l’espoir d’un changement de direction repose sur la mise en cause frontale des intérêts en jeu.

    par Serge Halimi, mai 2013
    « Je veux savoir d’où je pars
    Pour conserver tant d’espoir »

    (Paul Eluard, Poésie ininterrompue)

    Certaines révélations renvoient à ce que nous savions déjà. Venons-nous d’apprendre que des responsables politiques aiment l’argent, fréquentent ceux qui en possèdent ? Qu’ensemble ils s’ébrouent parfois comme une caste au-dessus des lois ? Que la fiscalité dorlote les contribuables les plus fortunés ? Que la libre circulation des capitaux leur permet d’abriter leur magot dans des paradis fiscaux ?

    Le dévoilement des transgressions individuelles devrait nous encourager à remettre en cause le système qui les a enfantées (lire « Le carnaval de l’investigation »). Or, ces dernières décennies, la transformation du monde a été si rapide qu’elle a pris de vitesse notre capacité à l’analyser. Chute du mur de Berlin, émergence des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), nouvelles technologies, crises financières, révoltes arabes, déclin européen : chaque fois, des experts se sont relayés pour nous annoncer la fin de l’histoire ou la naissance d’un nouvel ordre mondial.

    Au-delà de ces mises en bière prématurées, de ces accouchements incertains, trois grandes tendances se sont dégagées, plus ou moins universelles, dont dans un premier temps il importe de dresser le bilan : l’envol des inégalités sociales, la décomposition de la démocratie politique et le rétrécissement de la souveraineté nationale. Pustule d’un grand corps malade, chaque nouveau scandale nous permet de voir les éléments de ce triptyque resurgir séparément, et s’emboîter l’un dans l’autre. La toile de fond générale pourrait se résumer ainsi : parce qu’ils dépendent prioritairement des arbitrages d’une minorité favorisée (celle qui investit, spécule, embauche, licencie, prête), les gouvernements consentent à la dérive oligarchique des systèmes politiques. Lorsqu’ils se cabrent devant ce reniement du mandat que le peuple leur a confié, la pression internationale de l’argent organisé s’emploie à les faire sauter.

    « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » L’article premier de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen n’a jamais, chacun le sait, été rigoureusement observé. De tout temps, les distinctions furent motivées par autre chose que l’utilité commune : le lieu où l’on a la chance (ou la malchance) de naître, la condition de ses parents, l’accès à l’éducation et à la santé, etc.

    Mais le poids de ces différences se trouvait parfois allégé par la croyance que la mobilité sociale contrarierait les inégalités de naissance. Pour Alexis de Tocqueville, une espérance de ce genre, plus répandue aux Etats-Unis que sur le Vieux Continent, aidait les Américains à s’accommoder de disparités de revenus plus importantes qu’ailleurs. Un petit comptable de Cleveland ou un jeune Californien sans diplôme pouvaient rêver que leur talent et leur acharnement les propulseraient à la place que John Rockefeller ou Steve Jobs avaient occupée avant eux.

    « L’inégalité en soi n’a jamais été un gros problème dans la culture politique américaine, qui insiste sur l’égalité des chances plutôt que sur celle des résultats, rappelle aujourd’hui encore l’intellectuel conservateur Francis Fukuyama. Mais le système ne reste légitime que si les gens continuent de croire que, en travaillant dur et en donnant le meilleur de soi, eux-mêmes et leurs enfants ont de bonnes chances de progresser, et s’ils ont de bonnes raisons de penser que les riches le sont devenus en respectant la règle du jeu (1). » Apaisante ou anesthésiante, cette foi séculière s’évapore dans le monde entier. Interrogé six mois avant son élection à la présidence de la République sur les moyens du « redressement moral » qu’il appelait de ses vœux, M. François Hollande évoquait le « rêve français. Il correspond au récit républicain qui nous a permis d’avancer malgré les guerres, les crises, les divisions. Jusqu’à ces dernières années, nous avions la conviction que nos enfants vivraient mieux que nous ». Mais le candidat socialiste ajoutait : « Cette croyance s’est dissipée » (2).

    Le club des milliardaires

    Au mythe de la mobilité sociale succède la crainte du déclassement. Un ouvrier ne conserve plus guère de chances de devenir patron, journaliste, banquier, professeur d’université, responsable politique. Les grandes écoles sont encore plus fermées aux catégories populaires qu’au moment où Pierre Bourdieu publiait Les Héritiers, en 1964. Même chose pour les meilleures universités du monde, dont les frais de scolarité ont explosé (3). Incapable de payer plus longtemps ses études supérieures, une jeune femme vient de se suicider à Manille. Et, il y a deux ans, un étudiant américain expliquait : « Je dois 75 000 dollars. Bientôt, je serai incapable de payer mes échéances. Mon père étant mon garant, il va devoir rembourser ma dette. Lui aussi va faire faillite. J’aurai donc ruiné ma famille parce que j’ai voulu m’élever au-dessus de ma classe (4). » Il a voulu vivre le rêve américain, « des haillons à la fortune ». A cause de lui, sa famille va parcourir le chemin inverse.

    Quand « le gagnant rafle tout (5) », l’inégalité des revenus relève parfois de la pathologie sociale. Propriétaire du géant de la distribution Walmart, la famille Walton détenait il y a trente ans 61 992 fois la fortune médiane américaine. Ce n’était probablement pas assez, puisqu’elle en possède aujourd’hui 1 157 827 fois plus. Les Walton ont dorénavant accumulé autant à eux seuls que les 48 800 000 familles les moins prospères (6). La patrie de M. Silvio Berlusconi conserve un petit retard sur les prouesses américaines, mais, l’année dernière, la Banque d’Italie a annoncé que « les dix premières fortunes nationales [détenaient] autant d’argent que les trois millions d’Italiens les plus pauvres (7) ».

    Et, désormais, la Chine, l’Inde, la Russie ou les pays du Golfe jouent des coudes dans le club des milliardaires. En matière de concentration des revenus et d’exploitation des travailleurs, ils n’ont rien à apprendre des Occidentaux, auxquels ils administrent d’ailleurs volontiers des leçons de libéralisme sauvage (8). Les milliardaires indiens, qui possédaient en 2003 1,8 % de la richesse nationale, en accaparaient déjà 22 % cinq ans plus tard (9). Entre-temps, ils étaient certes devenus un tantinet plus nombreux, mais 22 % des richesses pour soixante et un individus, n’est-ce pas beaucoup dans une nation de plus d’un milliard d’habitants ? M. Mukesh Ambani, l’homme le plus fortuné du pays, se pose peut-être la question depuis le salon de sa maison rutilante de vingt-sept étages qui surplombe Bombay — une mégapole dont plus de la moitié des habitants continuent de vivre dans des taudis.

    On en est au point où le Fonds monétaire international (FMI) s’inquiète… Après avoir longtemps proclamé que la « dispersion des revenus » était un facteur d’émulation, d’efficience, de dynamisme, il observe que 93 % des gains de croissance réalisés aux Etats-Unis pendant la première année de reprise économique ne sont allés qu’aux 1 % d’Américains les plus riches. Même au FMI, cela paraît trop. Car, toute considération morale mise à part, comment assurer le développement d’un pays dont la croissance profite de plus en plus à un groupe étriqué qui n’achète plus grand-chose, tant il dispose de tout ? Et qui, par conséquent, thésaurise ou spécule, alimentant un peu plus une économie financière déjà parasitaire. Il y a deux ans, une étude du FMI rendait donc les armes. Elle admettait que favoriser la croissance et réduire les inégalités constituaient « les deux faces d’une même pièce (10) ». Les économistes observent d’ailleurs que des secteurs industriels dépendant de la consommation des classes moyennes commencent à manquer de débouchés dans un monde où la demande globale, quand elle n’est pas asphyxiée par les politiques d’austérité, privilégie les produits de luxe et le bas de gamme.

    D’après les avocats de la mondialisation, le creusement des inégalités sociales proviendrait avant tout d’un essor des technologies à ce point rapide qu’il pénalise les habitants les moins instruits, les moins mobiles, les moins flexibles, les moins agiles. La réponse au problème serait alors toute trouvée : l’éducation et la formation (des retardataires). En février dernier, l’hebdomadaire des « élites » internationales The Economist résumait ce conte légitimiste d’où politique et corruption sont absentes : « Les 1 % les plus riches ont vu leurs revenus bondir d’un coup en raison de la prime qu’une économie mondialisée à base de hautes technologies confère aux gens intelligents. Une aristocratie qui consacrait autrefois son argent “au vin, aux femmes et à la musique” a été remplacée par une élite instruite dans les business schools, dont les membres se marient entre eux et dépensent sagement leur argent en payant à leurs enfants des cours de chinois et des abonnements à The Economist (11). »

    La sobriété, la diligence et la sagesse de parents attentionnés formant leur progéniture à la lecture du (seul) journal qui la rendra meilleure expliqueraient ainsi l’envol des fortunes. Il n’est pas interdit d’avancer d’autres hypothèses. Celle-ci, par exemple : le capital, moins imposé que le travail, consacre à la consolidation de ses appuis politiques une partie des économies réalisées grâce aux décisions qui l’ont favorisé : fiscalité accommodante, sauvetage des grandes banques ayant pris en otage les petits épargnants, populations pressurées pour rembourser en priorité les créanciers, dette publique qui constitue pour les riches un objet de placement (et un instrument de pression) supplémentaire. Ses innombrables connivences politiques garantissent au capital qu’il conservera tous ses avantages. En 2009, six des quatre cents contribuables américains les plus prospères n’ont acquitté aucun impôt ; vingt-sept, moins de 10 % ; nul n’a payé plus de 35 %...

    En somme, les riches utilisent leur fortune pour accroître leur influence, puis leur influence pour accroître leur fortune. « Avec le temps, résume Fukuyama, les élites sont en mesure de protéger leurs positions en manipulant le système politique, en plaçant leur argent à l’étranger pour éviter la taxation, en transmettant ces avantages à leurs enfants grâce à un accès privilégié aux institutions élitistes (12). » On devine alors qu’un éventuel remède réclamerait davantage qu’un toilettage constitutionnel.

    Une économie mondialisée où « le gagnant rafle tout » ; des syndicats nationaux en capilotade ; une fiscalité légère pour les revenus les plus lourds : la machine inégalitaire refaçonne la planète entière. Les soixante-trois mille personnes (dont dix-huit mille en Asie, dix-sept mille aux Etats-Unis et quatorze mille en Europe) qui détiennent un pactole supérieur à 100 millions de dollars possèdent une fortune cumulée de 39 900 milliards de dollars (13). Faire payer les riches ne tiendrait plus seulement du symbole.

    « Deux ailes d’un même oiseau de proie »

    Les politiques économiques qui ont comblé une minorité n’ont pour autant presque jamais transgressé les formes démocratiques — le gouvernement de la majorité. A priori, il y a là un paradoxe. L’un des plus célèbres juges de l’histoire de la Cour suprême américaine, Louis Brandeis, énonçait en effet que « nous devons choisir. Nous pouvons avoir une démocratie, ou avoir une concentration des richesses entre les mains de quelques-uns, mais nous ne pouvons pas avoir les deux ». La vraie démocratie ne se résume pas pour autant au respect des formes (scrutin pluraliste, isoloir, urne). Elle implique davantage que la participation résignée à un scrutin qui ne changera rien : une intensité, une éducation populaire, une culture politique, le droit de réclamer des comptes, de révoquer les élus qui trahissent leur mandat. Ce n’est pas par hasard qu’en 1975, dans une période d’ébullition politique, d’optimisme collectif, de solidarités internationales, d’utopies sociales, l’intellectuel conservateur Samuel Huntington avouait son inquiétude. Il estimait dans un rapport fameux publié par la Commission trilatérale que « l’opération efficace d’un système démocratique requiert en général un niveau d’apathie et de non-participation de la part de certains individus et groupes (14) ».

    Mission accomplie… La très réactionnaire Commission trilatérale vient d’ailleurs de célébrer son quarantième anniversaire en élargissant le cercle de ses convives à d’anciens ministres socialistes européens (M. Peter Mandelson, Mme Elisabeth Guigou, M. David Miliband) et à des participants chinois et indiens. Elle n’a pas à rougir du chemin parcouru. En 2011, deux de ses membres, MM. Mario Monti et Lucas Papadémos, anciens banquiers l’un et l’autre, ont été propulsés par une troïka d’instances non élues — le FMI, la Commission européenne, la Banque centrale européenne (BCE) — à la tête des gouvernements italien et grec. Mais il arrive que des peuplades dont le « niveau d’apathie » demeure insuffisant renâclent encore. Ainsi, lorsque M. Monti tenta de convertir le suffrage censitaire de la troïka en suffrage universel, il essuya un échec retentissant. Le philosophe français Luc Ferry s’en déclara attristé : « Ce qui me chagrine, parce que je suis démocrate dans l’âme, c’est la constance avec laquelle le peuple, en temps de crise, choisit sans faille, sinon les plus mauvais, du moins ceux qui lui dissimulent le plus habilement et le plus amplement la vérité (15). »

    Pour se prémunir contre ce genre de déception, le plus simple est de ne tenir aucun compte du verdict des électeurs. L’Union européenne, qui dispense des leçons de démocratie à la terre entière, a fait de ce déni une de ses spécialités. Ce n’est pas par accident. Depuis trente ans, les ultralibéraux qui mènent la danse idéologique aux Etats-Unis et sur le Vieux Continent s’inspirent en effet de la « théorie des choix publics » de l’économiste James Buchanan. Fondamentalement méfiante envers la démocratie, tyrannie de la majorité, cette école intellectuelle postule que les dirigeants politiques sont enclins à sacrifier l’intérêt général — indissociable des initiatives des chefs d’entreprise — à la satisfaction de leurs clientèles et à l’assurance de leur réélection. La souveraineté de tels irresponsables doit par conséquent être strictement limitée. C’est là le rôle des mécanismes coercitifs qui inspirent en ce moment la construction européenne (indépendance des banques centrales, règle des 3 % de déficit, pacte de stabilité) ou, aux Etats-Unis, l’amputation automatique des crédits publics (« séquestre budgétaire »).

    On se demande pourtant ce que les libéraux redoutent encore des gouvernants, tant les réformes économiques et sociales que ceux-ci mettent en œuvre ne cessent de coïncider avec les exigences des milieux d’affaires, des marchés financiers. Au sommet de l’Etat, la convergence est d’ailleurs confortée par la surreprésentation extravagante des catégories sociales les plus bourgeoises et par la facilité avec laquelle celles-ci passent du public au privé. Quand, dans un pays comme la Chine, où le revenu annuel moyen excède à peine 2 500 dollars, le Parlement compte quatre-vingt-trois milliardaires, on comprend que les riches Chinois ne manquent pas de bons avocats au sommet de l’Etat. Sur ce point au moins, le modèle américain a trouvé son maître, même si, faute d’élections, Pékin ne distribue pas encore ses ambassades convoitées aux donateurs les plus généreux des campagnes du président victorieux, comme le fait Washington.

    Les collusions — et les conflits d’intérêts — entre gouvernants et milliardaires se jouent désormais des frontières. M. Nicolas Sarkozy, qui, lorsqu’il était à l’Elysée, avait accordé des faveurs au Qatar, dont une convention fiscale exonérant l’émirat d’impôt sur ses plus-values immobilières, envisage à présent de se lancer dans la finance spéculative avec l’appui de Doha. « Le fait qu’il soit un ancien président ne signifie pas qu’il doive devenir moine trappiste », a plaidé son ancien ministre de l’intérieur Claude Guéant (16). Le vœu de pauvreté ne s’imposant pas davantage aux anciens chefs de l’exécutif Anthony Blair, Jean-Luc Dehaene et Giuliano Amato, le Britannique conseille J. P. Morgan, le Belge Dexia et l’Italien la Deutsche Bank. Peut-on défendre le bien public en veillant à ne pas déplaire à des régimes féodaux étrangers ou à des institutions financières dont on calcule qu’ils pourraient être de futurs partenaires en affaires ? Quand, dans un nombre croissant de pays, un tel pari concerne tour à tour les deux principaux partis, ceux-ci deviennent pour le peuple ce que le romancier Upton Sinclair appelait « les deux ailes d’un même oiseau de proie ».

    L’institut Demos a voulu jauger les effets de la proximité entre responsables gouvernementaux et oligarchie économique. Il y a deux mois, il a donc publié une enquête détaillant « comment la domination de la politique par les riches et par le monde des affaires freine la mobilité sociale en Amérique (17) ». Réponse : en matière de politiques économiques et sociales, de droit du travail aussi, les citoyens les plus favorisés s’accordent sur des priorités largement distinctes de celles de la majorité de leurs concitoyens. Mais eux disposent de moyens hors du commun pour voir aboutir leurs aspirations.

    Ainsi, alors que 78 % des Américains estiment que le salaire minimum devrait être indexé sur le coût de la vie et suffire pour que son détenteur ne bascule pas dans la pauvreté, 40 % seulement des contribuables les plus prospères partagent cet avis. Ils se montrent également moins favorables que les premiers aux syndicats et aux lois susceptibles de favoriser leur activité. La majorité, quant à elle, aimerait que le capital soit taxé au même taux que le travail. Et accorde une priorité absolue à la lutte contre le chômage (33 %) plutôt qu’à celle contre les déficits (15 %).

    Résultat de cette divergence d’opinions ? Le salaire minimum a perdu 30 % de sa valeur depuis 1968 ; aucune loi (contrairement à la promesse du candidat Barack Obama) n’a adouci le chemin de croix que constitue la création d’un syndicat dans une entreprise ; le capital demeure deux fois moins taxé que le travail (20 %, contre 39,6 %). Enfin, le Congrès et la Maison Blanche rivalisent sur le terrain des coupes budgétaires, dans un pays où la proportion de la population active employée vient pourtant de chuter à un niveau presque historique.

    Comment mieux dire que les riches marquent lourdement de leur empreinte l’Etat et le système politique ? Ils votent plus souvent, financent les campagnes électorales davantage que les autres et, surtout, exercent une pression continue sur les élus et les gouvernants. L’envol des inégalités aux Etats-Unis s’explique largement par le taux très bas d’imposition du capital. Or cette mesure fait l’objet d’un lobbying permanent auprès du Congrès, alors que 71 % de son coût (supporté par l’ensemble des contribuable) ne profite qu’aux 1 % d’Américains les plus fortunés.

    Le refus d’une politique active de l’emploi relève d’un même choix de classe, relayé lui aussi par un système oligarchique. En janvier 2013, le taux de chômage des Américains qui disposent au moins d’une licence n’était que de 3,7 %. En revanche, il atteignait 12 % pour les non diplômés, beaucoup plus pauvres. Et dont l’avis ne pèse pas lourd à Washington contrairement à celui de Sheldon et Miriam Adelson, le couple de milliardaires républicains qui a davantage financé les élections de l’an dernier que la totalité des habitants de douze Etats américains… « Dans la plupart des cas, conclut l’étude de Demos, les préférences de l’écrasante majorité de la population semblent n’avoir aucun impact sur les politiques choisies. »

    Impuissance des gouvernements nationaux

    « Vous voulez que je démissionne ? Si c’est le cas, dites-le moi ! » Le président chypriote Nicos Anastasiades aurait ainsi apostrophé Mme Christine Lagarde, directrice générale du FMI, quand celle-ci exigea qu’il ferme sur-le-champ l’une des plus grandes banques de l’île, grosse pourvoyeuse d’emplois et de revenus (18). Le ministre français Benoît Hamon semble lui aussi admettre que la souveraineté (ou l’influence) de son gouvernement serait strictement limitée, puisque, « sous la pression de la droite allemande, on impose des politiques d’austérité qui se traduisent partout en Europe par une augmentation du chômage (19) ».

    Dans leur mise en œuvre de mesures qui consolident le pouvoir censitaire du capital et de la rente, les gouvernements ont toujours su recourir à la pression d’« électeurs » non résidents dont il leur suffit d’invoquer l’irrésistible puissance : la troïka, les agences de notation, les marchés financiers. Une fois conclu le cérémonial électoral national, Bruxelles, la BCE et le FMI envoient d’ailleurs leur feuille de route aux nouveaux dirigeants afin que ceux-ci abjurent séance tenante telle ou telle promesse de campagne. Même le Wall Street Journal s’en est ému en février dernier : « Depuis que la crise a commencé, il y a trois ans, les Français, les Espagnols, les Irlandais, les Néerlandais, les Portugais, les Grecs, les Slovènes, les Slovaques et les Chypriotes ont tous, d’une manière ou d’une autre, voté contre le modèle économique de la zone euro. Les politiques économiques n’ont pourtant pas changé après ces revers électoraux. La gauche a remplacé la droite, la droite a chassé la gauche, le centre droit a même écrasé les communistes (à Chypre), mais les Etats continuent à réduire leurs dépenses et à relever leurs impôts. (…) Le problème qu’affrontent les nouveaux gouvernements est qu’ils doivent agir dans le cadre des institutions de la zone euro et suivre les directives macroéconomiques fixées par la Commission européenne. (…) Autant dire qu’après le bruit et la fureur d’une élection, leur marge de manœuvre économique est étroite (20). » « On a l’impression, soupire M. Hamon, qu’une politique de gauche ou de droite dose différemment les mêmes ingrédients (21). »

    Un haut fonctionnaire de la Commission européenne a assisté à une rencontre entre ses collègues et la direction du Trésor français : « C’était hallucinant : ils se comportaient comme un maître d’école expliquant à un mauvais élève ce qu’il devait faire. J’ai été très admiratif du directeur du Trésor qui a gardé son calme (22). » La scène rappelle le sort de l’Ethiopie ou de l’Indonésie à l’époque où les dirigeants de ces Etats étaient réduits au rang d’exécutants des châtiments que le FMI venait d’infliger à leur pays (23). Une situation que connaît à présent l’Europe. En janvier 2012, la Commission de Bruxelles somma le gouvernement grec de tailler près de 2 milliards d’euros dans les dépenses publiques du pays. Dans les cinq jours qui suivaient, et sous peine d’amende.

    Aucune sanction ne menace en revanche le président de l’Azerbaïdjan, l’ancien ministre des finances de Mongolie, le premier ministre de la Géorgie, la femme du vice-premier ministre russe ou le fils de l’ancien président colombien. Tous ont cependant domicilié une partie de leur fortune — mal acquise ou carrément volée — dans des paradis fiscaux. Comme les îles Vierges britanniques, où l’on recense vingt fois plus de sociétés enregistrées que d’habitants. Ou les îles Caïmans, qui comptent autant de hedge funds fonds spéculatifs ») que les Etats-Unis. Sans oublier, au cœur de l’Europe, la Suisse, l’Autriche et le Luxembourg, grâce à qui le Vieux Continent compose un cocktail détonant de politiques d’austérité budgétaire très cruelles et de cabinets de conseil spécialisés dans l’évasion fiscale.

    Tout le monde ne se plaint pas de cette porosité des frontières. Propriétaire d’une multinationale du luxe et dixième fortune de la planète, M. Bernard Arnault s’est même un jour réjoui de la perte d’influence des gouvernements démocratiques : « Les entreprises, surtout internationales, ont des moyens de plus en plus vastes, et elles ont acquis, en Europe, la capacité de jouer la concurrence entre les Etats. (…) L’impact réel des hommes politiques sur la vie économique d’un pays est de plus en plus limité. Heureusement (24). »

    En revanche, la pression subie par les Etats s’accroît. Et s’exerce à la fois par le biais des pays créanciers, de la BCE, du FMI, de la patrouille des agences de notation, des marchés financiers. M. Jean-Pierre Jouyet, actuel président de la Banque publique d’investissement (BPI), a admis il y a deux ans que ces derniers avaient, en Italie, « fait pression sur le jeu démocratique. C’est le troisième gouvernement qui saute à leur initiative pour cause de dette excessive. (…) L’envolée des taux d’intérêt de la dette italienne a été le bulletin de vote des marchés. (…) A terme, les citoyens se révolteront contre cette dictature de fait (25) ».

    La « dictature de fait » peut néanmoins compter sur les grands médias pour confectionner les sujets de diversion qui retardent puis dévoient les révoltes collectives, qui personnalisent, c’est-à-dire dépolitisent, les scandales les plus criants. Eclairer les vrais ressorts de ce qui se trame, les mécanismes grâce auxquels richesses et pouvoirs ont été captés par une minorité contrôlant à la fois les marchés et les Etats, réclamerait un travail continu d’éducation populaire. Il rappellerait que tout gouvernement cesse d’être légitime quand il laisse se creuser les inégalités sociales, entérine l’affaissement de la démocratie politique, accepte la mise sous tutelle de la souveraineté nationale.

    Chaque jour, des manifestations se succèdent — dans les rues, dans les entreprises, dans les urnes — pour réitérer le refus populaire de gouvernements illégitimes. Mais, malgré l’ampleur de la crise, elles tâtonnent en quête de propositions de rechange, à moitié convaincues que celles-ci n’existent pas, ou alors induiraient un coût prohibitif. D’où le surgissement d’une exaspération désespérée. Il est urgent de lui trouver des débouchés.

    (Un prochain article réfléchira aux stratégies politiques susceptibles de dégager des voies alternatives.)

    Serge Halimi

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    NOTES:

    (1) Francis Fukuyama, Le Début de l’histoire. Des origines de la politique à nos jours, Saint-Simon, Paris, 2012, p. 23.

    (2) La Vie, Paris, 15 décembre 2011.

    (3) Lire Christopher Newfield, « La dette étudiante, une bombe à retardement », Le Monde diplomatique, septembre 2012.

    (4) Tim Mak, « Unpaid student loans top $1 trillion », Politico, 19 octobre 2011.

    (5) Robert Frank et Philip Cook, The Winner-Take-All Society, Free Press, New York, 1995.

    (6) « Inequality, exhibit A : Walmart and the wealth of American families », Economic Policy Institute, 17 juillet 2012.

    (7) « L’Italie de Monti, laboratoire des “mesures Attali” », Les Echos, Paris, 6 avril 2012.

    (8) Lire « Front antipopulaire », Le Monde diplomatique, janvier 2013.

    (9) « India’s billionaires club », Financial Times, Londres, 17 novembre 2012.

    (10) « Income inequality may take toll on growth », The New York Times, 16 octobre 2012.

    (11) « Repairing the rungs on the ladder », The Economist, Londres, 9 février 2013.

    (12) Francis Fukuyama, Le Début de l’histoire, op. cit.

    (13) En 2011, le produit intérieur brut mondial était d’environ 70 000 milliards de dollars. Cf. Knight Frank et Citi Private Bank, « The Wealth Report 2012 » (PDF), The Wealth Report.

    (14) Michel Crozier, Samuel Huntington et Joji Watanuki, The Crisis of Democracy, New York University Press, 1975.

    (15) Le Figaro, Paris, 7 mars 2013.

    (16) Anne-Sylvaine Chassany et Camilla Hall, « Nicolas Sarkozy’s road from the Elysée to private equity », Financial Times, 28 mars 2013.

    (17) David Callahan et J. Mijin Cha, « Stacked deck : How the dominance of politics by the affluent & business undermines economic mobility in America », Demos, 28 février 2013. Les informations qui suivent sont tirées de cette étude.

    (18) « Chypre finit par sacrifier ses banques », Le Monde, 26 mars 2013.

    (19) RMC, 10 avril 2013.

    (20) Matthew Dalton, « Europe’s institutions pose counterweight to voters’ wishes », The Wall Street Journal, New York, 28 février 2013.

    (21) RTL, 8 avril 2013.

    (22) « A Bruxelles, la grande déprime des eurocrates », Libération, Paris, 7 février 2013.

    (23) Lire Joseph Stiglitz, « FMI, la preuve par l’Ethiopie », Le Monde diplomatique, avril 2002.

    (24) Bernard Arnault, La Passion créative. Entretiens avec Yves Messarovitch, Plon, Paris, 2000.

    (25) « Jouyet : “Une dictature de fait des marchés” », Le Journal du dimanche, Paris, 13 novembre 2011.

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