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    15 janvier 2014

    TRIBUNE. Le néolibéralisme « de gauche » du chef de l’Etat n’a rien à voir avec la tradition sociale-démocrate, explique Philippe Marlière, professeur de science politique à University College London.

    L’éditocratie en a frétillé d’aise au terme de la conférence de presse de François Hollande à l’Élysée : le président assumerait son « tournant social-démocrate ». L’usage des mots pour qualifier un personnage politique ou son action pose un enjeu symbolique de premier ordre. Ici, si Hollande est « social-démocrate », c’est qu’il est encore de gauche. S’il n’est pas cela, qu’est-il devenu alors ?

    Dans le cas présent, l’offensive éditocratique redouble d’ardeur car ses soutiens, à gauche et à droite, entendent suggérer le point suivant : Hollande a abandonné la « vieille » gauche égalitaire de transformation sociale, pour une gauche « moderne » et « réaliste ». En sous-texte, nos bons propagandistes préparent leurs lecteurs au grand saut inévitable : la gauche - incarnée par François Hollande - doit être compatible avec un capitalisme financier prédateur et conquérant. Peine perdue, empaqueter le fuite néolibérale du président dans une jolie boîte sociale-démocrate est abusif. Un rappel historique s’avère nécessaire pour déconstruire cet acte de piratage idéologique.

    Anticapitalisme

    L’idée sociale-démocrate s’est développée à partir du dernier quart du 19e siècle. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, elle est enrichie aussi bien par les partisans d’un socialisme réformiste que par ceux qui préconisent une rupture radicale avec le capitalisme. Au-delà des divergences doctrinaires repérables dans l’ensemble des partis ouvriers européens, il est possible de dresser le cadre idéal type de la pensée sociale-démocrate de cette première période.

    À l’origine, les différents courants de la social-démocratie se querellent avant tout sur les modalités du combat contre l’État bourgeois : convient-il de le réformer ou faut-il, tout simplement, le détruire ? Tous s’accordent, cependant, sur la finalité de leur action : faire reculer, voire terrasser le capitalisme. Selon des approches diverses, ils estiment tous que la socialisation des moyens de production et d’échange doit se substituer au système capitaliste.

    Après la dissolution de la Ire Internationale (1864-1876), le terme social-démocrate est couramment associé à celui de marxisme. À partir des années 1880, le marxisme devient le courant dominant au sein de la social-démocratie, en particulier en Europe centrale. Après 1896, il devient la doctrine officielle de la IIe Internationale. Il existe cependant plusieurs interprétations du marxisme, qui renvoient à l’opposition majeure entre réformistes et révolutionnaires. La véritable ligne de fracture est liée à la question de la démocratie politique. Certains acceptent de mener leur action dans le cadre de la démocratie parlementaire des régimes capitalistes. D’autres, au contraire, pensent que le libéralisme politique est étranger au mouvement ouvrier et doit être rejeté. Dans les années 1875-1914, on observe parmi les dirigeants du SPD allemand un large éventail d’orientations idéologiques : Ferdinand Lassalle, un ex-libéral devenu socialiste, mais non marxiste ; le marxiste August Bebel ; Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, les fondateurs de la Ligue spartakiste qui se transformera en Parti communiste en 1918. Les spartakistes combattent le « révisionnisme réformiste » d’Eduard Bernstein qui, à leurs yeux, remet en cause la nature révolutionnaire du SPD.

    Démocratie et pluralisme

    Les équilibres doctrinaux d’avant guerre vont se défaire à la suite de deux événements historiques : la Première Guerre mondiale, qui sape l’internationalisme prolétarien, en soulignant l’attachement des partis sociaux-démocrates au cadre national ; la révolution bolchevique, qui marque une rupture irréconciliable entre les socialistes réformistes et ceux qui prennent pour modèle le jeune régime soviétique. Entre 1919 et 1921, la rupture est définitivement consommée entre socialistes et communistes ; les seconds rejoignant l’Internationale communiste créée par Lénine. La tendance sociale-démocrate réformiste réfléchit à une nouvelle synthèse théorique entre le libéralisme des partis bourgeois et le communisme. La démocratie et le pluralisme politique deviennent deux notions phares dans la pensée sociale-démocrate. Se démarquant peu à peu du marxisme, la social-démocratie est taxée de « doctrine libérale bourgeoise » par ses détracteurs communistes (Lénine, La Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, 1918). Dans son discours au congrès de Tours, en 1920, Léon Blum voit dans le communisme une entreprise dictatoriale érigée en système permanent de gouvernement. Il estime que ce mode de gouvernement est étranger à l’héritage des Lumières, à la source du socialisme français.

    Après la Seconde Guerre mondiale, l’heure est à la reconstruction des économies sous la direction d’États dirigistes. L’ensemble des partis sociaux-démocrates opte pour des politiques de nationalisation. Ces politiques permettent de renouer en pratique avec l’objectif ancien de socialisation des moyens de production et de transformation de l’intérieur du capitalisme. Dès l’entre-deux-guerres, le parti suédois avait établi une nette distinction entre socialisme et socialisation des moyens de production, dont s’inspirera la social-démocratie à partir de 1945. L’approche suédoise repose sur une procédure de négociation permanente entre le patronat et les syndicats, destinée à limiter les conflits. Le « compromis social-démocrate » apparaît ici : d’une part, les syndicats obtiennent la sécurité de l’emploi et l’extension de l’État social. De l’autre, le patronat se voit assurer la paix sociale et la modération salariale.

    L’économiste John Maynard Keynes fournit à la social-démocratie un cadre théorique important (Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, 1936). Les politiques dites « keynésiennes » reposent sur la relance de la consommation des ménages par le biais du financement public des investissements et de politiques budgétaires nourrissant la demande. La guerre froide et les succès de l’économie mixte incitent nombre de partis à rompre avec un radicalisme politique qui n’existe souvent plus qu’en paroles. Anthony Crosland, un travailliste britannique, redéfinit l’idéal socialiste, en insistant sur la coexistence harmonieuse entre secteurs privé et public (The Future of Socialism, 1956). Cet ouvrage relance le débat sur la réécriture de la clause IV des statuts du Parti travailliste, qui, depuis 1918, établit comme finalité du socialisme la « propriété commune des moyens de production ». Ce révisionnisme doctrinaire échoue. En Allemagne, une tentative similaire est couronnée de succès. Lors de son congrès à Bad-Godesberg en 1959, le SPD cesse de se référer principalement au marxisme et cite parmi ses autres « influences philosophiques », « l’éthique chrétienne » ou « l’humanisme de la philosophie classique ». L’économie privée est, dans certains cas, encouragée, l’économie mixte est louée.

    Une idée en déshérence

    À partir des années 1970, le compromis social-démocrate est bousculé par la forte progression du néolibéralisme aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Subissant le contrecoup du choc pétrolier, de la crise économique et de l’apparition de nouvelles thématiques dans le champ des idées de gauche, la social-démocratie enregistre un net déclin. Elle doit répondre à de nouveaux défis politiques selon un triple axe programmatique : un axe social-démocrate classique se préoccupe de croissance économique, de justice sociale et d’emploi. Un deuxième axe tente de se réapproprier les thèmes postmatérialistes et anti-autoritaires les plus populaires dans l’opinion (défense de l’environnement, égalité entre les sexes). Le troisième axe est d’inspiration néolibérale et accepte dorénavant la stabilité monétaire, la compression des dépenses publiques, les privatisations, la baisse des impôts, un État social « actif » mais restreint.

    Anthony Giddens, concepteur de la « troisième voie ».

    Cette nouvelle synthèse sociale-démocrate est activement prônée par Tony Blair au Royaume-Uni à la fin des années 1990 sous le nom de « troisième voie ». Anthony Giddens, son concepteur, la positionne à équidistance entre le néo-libéralisme et la « vieille » social-démocratie keynésienne (The Third Way, 1998). En réalité, ce nouveau compromis se démarque bien de l’ultralibéralisme hayékien, mais il rejette avant tout l’interventionnisme d’État et les politiques redistributives de la social-démocratie des années 1960-1970.

    Comme force politique, la social-démocratie a progressivement abandonné ses politiques traditionnelles de redistribution des richesses et son ambition de réforme radicale du capitalisme. Elle a même adopté des pans entiers du néolibéralisme, longtemps combattu. Au début du 21e siècle, l’idée sociale-démocrate apparaît largement affadie ; elle est devenue quasiment impossible à définir, car elle ne se distingue pratiquement plus de ses concurrentes libérale et conservatrice.

    En France, aujourd’hui, le néolibéralisme « de gauche » de François Hollande n’a clairement rien à voir avec la tradition sociale-démocrate. Ironie de l’histoire : il se positionne même à droite du révisionisme blairiste. Comme Hollande, Tony Blair a engagé son pays dans des aventures militaires impérialistes et a fait de multiples cadeaux aux patrons. La ressemblance s’arrête là : Blair, bon gré, mal gré, a investi dans les services publics et a fait quelques réformes sociales. François Hollande, à ce jour, ne peut se prévaloir de la moindre réforme sociale et économique de gauche.

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  •  Sébastien Fontenelle

    jeudi 16/01/2014

     

     

    Les éditocrates promeuvent ces jours-ci, avec beaucoup d’insistance, l’idée selon laquelle François Hollande viendrait seulement de révéler au monde qu’il était l’ami des marchés.

     

    Cette théorie a peut-être des propriétés curatives: il est possible, par exemple, qu’elle apaise (un peu) les affres et tourments des électeurs qui, dupés en 2012 par les menteries du candidat socialiste, ont voté pour lui en croyant sincèrement qu’il était de gauche – et qui peuvent donc, s’y raccrochant, se consoler (un peu) d’avoir été si profondément refaits en se répétant que le «tournant libéral» du chef de l’État français date effectivement d’avant-hier matin, et qu’ils ne pouvaient par conséquent pas savoir, lorsqu’ils lui ont donné leurs suffrages, qu’ils s’apprêtaient à mettre dans l’Élysée un émule de feu Ronald Wilson Reagan. Mais en vérité: elle est fausse - et mensongère. Puisqu’en effet: cela fait trente ans que François Hollande tient en politique des positions – et des propos – qui témoignent d’une stricte orthodoxie capitaliste.

     

    Les journalistes Sophie Coignard et Romain Gubert rappellent, dans leur nouveau livre (1), que, «lorsqu’il écrivait des billets économiques dans Le Matin de Paris à la fin des années quatre-vingt, il avouait» déjà «préférer “la social-démocratie d’après-crise“ à “l’État-providence de la prospérité“», et proclamait, ravi, dans un vibrant hommage au thatchérisme: «Le système français ne diffère plus du modèle (2) américain ou britannique.»

     

    À la même époque, «en 1985», expliquent de leur côté Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (3), François Hollande «a collaboré» à un ouvrage collectif, «aujourd’hui épuisé», qui «témoigne de l’adhésion au libéralisme d’un homme politique encore très jeune». Extrait: « Finis les rêves, enterrées les illusions, évanouies les chimères. Le réel envahit tout. Les comptes doivent forcément être équilibrés, les prélèvements obligatoires abaissés, les effectifs de police renforcés, la Défense nationale préservée, les entreprises modernisées, l’initiative libérée.»

     

    Dans le moment où elle est publiée, cette prose, où l’exaltation de la concurrence libre et non faussée est donnée – par un procédé tout orwellien - comme une saine adaptation au «réel», est tout sauf inédite: il est important de se le remémorer. Elle s’inscrit, au contraire, dans la même gigantesque campagne propagandaire où la fine fleur de l’éditocratie (dite) de gauche psalmodie, à l’unisson de Laurent Joffrin, prédicateur chez Libération, que «la vie sourd de la crise, par l’entreprise» et « par l’initiative»: le même, sédimenté dans ses manies, qualifiera vingt ans plus tard (en 2008) de «tournant réaliste» l’affichage public, par quelques personnalités socialistes, d’un «libéralisme» décomplexé (4).

     

    En 1992, écrivent aussi Sophie Coignard et Romain Gubert, François Hollande devient l’animateur du club Témoin. Ce discret petit «cénacle» de «jeunes technocrates» socialistes publie une revue – «aujourd’hui introuvable sauf à la Bibliothèque nationale» -, dans laquelle «Hollande mène» notamment cette véhémente «charge» contre la dépense publique, qu’il tient manifestement pour une toxicomanie lourde: «Le risque, avec la drogue, c’est l’accoutumance. Il en est de même pour l’endettement. À petites doses, c’est sinon raisonnable, du moins supportable. À grosses louches, le besoin n’est jamais satisfait. »

     

    Au fil des ans, les engagements du futur président de la République ne varient donc que peu, et jamais il ne dévie de son cap: en 2006 encore, il rend un vibrant hommage, «dans un ouvrage opportunément titré Devoirs de vérité» (5), à quelques hautes figures de son parti - de François Mitterrand et Pierre Bérégovoy, qui ont, lorsqu’ils étaient aux affaires, « déréglementé l’économie française» et l’ont «largement ouverte à toutes les formes de concurrence», à Lionel Jospin, qui a, du temps qu’il était Premier ministre, «engagé les regroupements industriels les plus innovants, quitte à ouvrir le capital d’entreprises publiques ». Puis de conclure: «Cessons donc de revêtir des oripeaux idéologiques qui ne trompent personne.»

     

     

    Le libéralisme, chez cet homme qui, en 2012, a lui-même (brièvement) revêtu, pour les besoins d’une campagne électorale, un déguisement d’«adversaire» de la «finance», n’est donc pas une nouveauté de la semaine – mais bien plutôt la ligne, très (à) droite, dont il ne s’est jamais détourné depuis trois décennies: cela est abondamment documenté, et les éditocrates qui présentent ses dernières annonces – dûment ovationnées par de larges pans de la droite et du patronat – comme une tardive conversion ne peuvent bien sûr pas ne pas le savoir.

     

    Mais en répétant – mensongèrement - qu’il s’agit d’un «tournant»: ils peuvent donner l’impression que leurs incessantes exhortations à réduire la dépense publique et le coût du travail ont été de quelque effet sur des choix où ils n’ont, en réalité, nullement pesé – puisqu’aussi bien, répétons-le, François Hollande applique désormais le programme qui était déjà le sien dans les années 1980, lorsqu’il préconisait: «Les comptes doivent forcément être équilibrés, les prélèvements obligatoires abaissés, l’initiative libérée.»

     

    Surtout: la reconnaissance que ce programme est de droite et que cela était de très longue date prévisible mettrait en évidence que la vraie-fausse confrontation entre le Parti socialiste et l’UMP à quoi la presse et les médias dominants réduisent depuis trente ans «la politique» est une prodigieuse escroquerie - puisqu’au fond ces deux formations sont d’accord sur tout «en matière de politique économique, financière, monétaire, commerciale, industrielle, européenne» (6).

     

    Elle montrerait que, dans le monde réel, ce que les éditocrates appellent «la gauche» est une deuxième droite, qu’ils le savent fort bien, et qu’ils l’ont toujours su – mais qu’ils ont obstinément œuvré à circonscrire le «débat public» dans le périmètre sécurisé d’une dispute entre libéraux, pour mieux rejeter dans ses marges les représentants de la vraie gauche – celle qui, pour de bon, menace les intérêts de leurs propriétaires.

      

    (1) La Caste cannibale. Quand le capitalisme devient fou, Albin Michel, 2014.

    (2) C’est moi qui souligne.

    (3) La Violence des riches. Chronique d’une immense casse sociale, La Découverte, 2013.

    (4) Source: http://www.seuil.com/livre-9782021057713.htm

    (5) Source: http://www.monde-diplomatique.fr/2014/01/HALIMI/49991

    (6) Source: http://www.monde-diplomatique.fr/2014/01/HALIMI/49991

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  • Sur le blog l'étang moderne

    front-de-gauche-2

    C’est un chemin de ronces et de pierres qu’il nous est donné d’arpenter depuis la création de notre Front de Gauche. Le Parti Socialiste est un parti social-démocrate depuis 1920, il faudrait tout de même qu’un certain nombre de commentateurs télévisuels trouvent le temps de mettre leurs fiches à jours en évitant de répéter en boucle que le nouveau plan ultra-libéral de François Hollande constitue un tournant social-démocrate. L’affaire est bien plus grave que cela. La politique choisie par le Président de la République est une politique libérale assumée ! C’est un élément nouveau et fondateur.

    Ainsi, si les pisse-copie de l’info en continue faisaient le simple effort qui consiste pour un journaliste à commencer à exposer les faits, ils expliqueraient le ralliement objectif de François Hollande à la doxa libérale.

    Et pas n’importe laquelle, la plus violente, la plus imbécile. Ils rappelleraient utilement d’où vient cette « politique de l’offre » née et théorisée au Etats unis sous la Présidence de Reagan, elle relève du degré zéro de la volonté de partage, de justice sociale, de bien-être.

    Imbécile dogme qui recherche la croissance comme une potion magique et qui enseigne que la seule façon de la trouver est de supprimer le plus possible toutes les cotisations salariales et patronales qui sont vécues comme un frein au développement de la dite croissance.

    C’est exactement ce que nous a professé le Président Hollande dans son numéro d’hier après midi.

    George Gilder est un des penseurs de cette théorie de l’art de la guerre aux pauvres, dans un ouvrage au titre évocateur de « richesse et pauvreté », il écrit « les politiques sociales constituent l'obstacle principal à la croissance économique. […]L'aide aux chômeurs, aux divorcés, aux déviants et aux prodigues ne peut que les inciter à se multiplier et constitue une menace pour la société ».

    C’est cette voie sur laquelle le Président Hollande engage le pays, en fragilisant les ressources de la politique familiale, pilier de notre République sociale, il porte un coup décisif à l’histoire commune des progressistes de ce pays.

    Si les commentateurs faisaient leur métiers, a partir des faits, du réel, des mots même du Président et de ce qu’ils veulent dire, alors ils pourraient poser les vraies questions qui dorénavant se posent.

    Quelle majorité le gouvernement a pour mettre en œuvre cette politique de malheur ?

    Le débat ainsi posé dans le pays deviendrait alors tout autre et mettrait en évidence l’ampleur du véritable coup de force opéré par les hollandais sur la gauche de ce pays ! Il n’y a pas, à l’évidence, de majorité à l’Assemblée Nationale pour ce grand bond en arrière que souhaite nous imposer ces désorientés de la Gauche.

    Les amis de Martine Aubry qui ont théorisé et repris à leur compte la politique du CARE ne peuvent décemment soutenir la politique qui enseigne l’absolument inverse.

    Les amis D’Arnaud Montebourg qui militent pour un état volontaire et garant de règles communes ne peuvent accepter l’idée folle de la création d’un observatoire indépendant qui vérifierait les contreparties hypothétiques que le patronat voudrait bien concéder en échange des 35 milliards de cadeaux. C’est l’autre face de la politique de l’offre qui va plus loin que les penseurs libéraux classiques en organisant la disparition du rôle de l’Etat en lui retirant -y compris- les compétences régaliennes. Pour ces gens-là, même Adam Smith est un gauchiste dangereux !

    Que dire de la gauche du PS, ni Filoche ni Guedj, ni Maurel, ni Lienemann, ni même Emmanuelli ne peuvent d'avantage, un instant porter le moindre crédit à ce genre de régression historique. Tous ceux-là connaissent par cœur et mieux que moi que le « coût du travail » ne représente même pas 25% du coût de la production. L’allègement du « coût du travail de 35 milliards » est une mesure forcement sans effet parce que rapporté au 700 milliards d’euros versés par les entreprises, ce n’est rien qu’une goutte d’eau jetée dans les poches des actionnaires pour reconstituer leur marge !

    Cette imbécile politique ne peut pas plus satisfaire les écologistes qui savent mieux que personne que ces politiques de l’offre qui recherchent la croissance pour la croissance ont pour premier effet d’inonder la vie de produits tous aussi toxiques qu’inutiles … produire, produire, produire, pourvu que quelqu’un achète à New York ou au Qatar… les autres crèveront de leur bas salaire !

     Bien sûr, il n’y a pas de majorité pour mettre en œuvre cette politique et pour autant, ils baisseront tous les yeux, Hollande leur a dit c’est à prendre ou à laisser, pas de débat, pas de discussion pas d’amendement, le gouvernement organisera un vote bloqué sur cette orientation. Ils ne prennent pas leur responsabilité, ils capitulent, ils renoncent ! Ce n’est pas parce qu’ils seraient des traitres ou des renégats, des imbéciles ou des vendus, c’est parce que le Front De Gauche n’est pas assez fort, asses unis, assez cohérent pour leur transmettre le courage qu’ils n’ont pas !

    Il ne faut pas avoir la main qui tremble écrivait Jean-Luc Mélenchon dans sa dernière note de blog et il a raison, le moment où nous pourrions tous disparaitre dans la grande confusion organisée peut surgir d’un rendez-vous manqué ! Oui les ronces et les pierres s’accumulent sur de notre longue marche mais nous n’avons plus le choix, le moment est venu d’être la gauche, toute la gauche, et de donner un cours nouveau au Front de Gauche !

    C’est parce-que nous refusons maintenant cette politique, dans la rue, dans les urnes qu’il nous faut envoyer le bon signal, notre Front de Gauche n’est pas le rassemblement incohérent de ceux qui condamnent la politique du gouvernement à l’assemblée ou à la télé, et qui s’unissent dans les communes, les départements et les régions, pour un bout de table, pour un cornet de frites avec ceux-là mêmes qui la soutiennent à Paris !

    Ne pas mettre fin à cette confusion, c’est se condamner à ne jamais reconstituer la dynamique majoritaire qui permettra la mise e n place d’une politique au service de l’humain et non des marges financières !

    Je veux être encore plus clair, il n’existe qu’une seule façon de rendre le courage à ceux qui l’ont perdu, c’est de faire la démonstration que nous ne nous comportons pas comme eux !

    Mon Parti, doit se hisser à la hauteur du moment, c’est d’un véritable big-bang dont les militants progressistes ont besoin, bien sûr, comme souvent, en militant acharné de l’unité mon camarade Eric coquerel a raison d’arriver à la réunion dite « au sommet » du Front de Gauche avec des propositions concrétes pour sauver ce qu’il y a à sauver du Front de Gauche, mais l’essentiel n’est plus là, c’est bel et bien l’idéal de toute la gauche qu’il s’agit de relever !

    Que votre main ne tremble pas !

    brecht

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  • Le monde diplomatique

    Nul ne croit plus que la raison l’emportera sur des politiques d’austérité insensées, ni que la morale préviendra les scandales mêlant argent et pouvoir. Désormais, l’espoir d’un changement de direction repose sur la mise en cause frontale des intérêts en jeu.

    par Serge Halimi, mai 2013
    « Je veux savoir d’où je pars
    Pour conserver tant d’espoir »

    (Paul Eluard, Poésie ininterrompue)

    Certaines révélations renvoient à ce que nous savions déjà. Venons-nous d’apprendre que des responsables politiques aiment l’argent, fréquentent ceux qui en possèdent ? Qu’ensemble ils s’ébrouent parfois comme une caste au-dessus des lois ? Que la fiscalité dorlote les contribuables les plus fortunés ? Que la libre circulation des capitaux leur permet d’abriter leur magot dans des paradis fiscaux ?

    Le dévoilement des transgressions individuelles devrait nous encourager à remettre en cause le système qui les a enfantées (lire « Le carnaval de l’investigation »). Or, ces dernières décennies, la transformation du monde a été si rapide qu’elle a pris de vitesse notre capacité à l’analyser. Chute du mur de Berlin, émergence des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), nouvelles technologies, crises financières, révoltes arabes, déclin européen : chaque fois, des experts se sont relayés pour nous annoncer la fin de l’histoire ou la naissance d’un nouvel ordre mondial.

    Au-delà de ces mises en bière prématurées, de ces accouchements incertains, trois grandes tendances se sont dégagées, plus ou moins universelles, dont dans un premier temps il importe de dresser le bilan : l’envol des inégalités sociales, la décomposition de la démocratie politique et le rétrécissement de la souveraineté nationale. Pustule d’un grand corps malade, chaque nouveau scandale nous permet de voir les éléments de ce triptyque resurgir séparément, et s’emboîter l’un dans l’autre. La toile de fond générale pourrait se résumer ainsi : parce qu’ils dépendent prioritairement des arbitrages d’une minorité favorisée (celle qui investit, spécule, embauche, licencie, prête), les gouvernements consentent à la dérive oligarchique des systèmes politiques. Lorsqu’ils se cabrent devant ce reniement du mandat que le peuple leur a confié, la pression internationale de l’argent organisé s’emploie à les faire sauter.

    « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » L’article premier de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen n’a jamais, chacun le sait, été rigoureusement observé. De tout temps, les distinctions furent motivées par autre chose que l’utilité commune : le lieu où l’on a la chance (ou la malchance) de naître, la condition de ses parents, l’accès à l’éducation et à la santé, etc.

    Mais le poids de ces différences se trouvait parfois allégé par la croyance que la mobilité sociale contrarierait les inégalités de naissance. Pour Alexis de Tocqueville, une espérance de ce genre, plus répandue aux Etats-Unis que sur le Vieux Continent, aidait les Américains à s’accommoder de disparités de revenus plus importantes qu’ailleurs. Un petit comptable de Cleveland ou un jeune Californien sans diplôme pouvaient rêver que leur talent et leur acharnement les propulseraient à la place que John Rockefeller ou Steve Jobs avaient occupée avant eux.

    « L’inégalité en soi n’a jamais été un gros problème dans la culture politique américaine, qui insiste sur l’égalité des chances plutôt que sur celle des résultats, rappelle aujourd’hui encore l’intellectuel conservateur Francis Fukuyama. Mais le système ne reste légitime que si les gens continuent de croire que, en travaillant dur et en donnant le meilleur de soi, eux-mêmes et leurs enfants ont de bonnes chances de progresser, et s’ils ont de bonnes raisons de penser que les riches le sont devenus en respectant la règle du jeu (1). » Apaisante ou anesthésiante, cette foi séculière s’évapore dans le monde entier. Interrogé six mois avant son élection à la présidence de la République sur les moyens du « redressement moral » qu’il appelait de ses vœux, M. François Hollande évoquait le « rêve français. Il correspond au récit républicain qui nous a permis d’avancer malgré les guerres, les crises, les divisions. Jusqu’à ces dernières années, nous avions la conviction que nos enfants vivraient mieux que nous ». Mais le candidat socialiste ajoutait : « Cette croyance s’est dissipée » (2).

    Le club des milliardaires

    Au mythe de la mobilité sociale succède la crainte du déclassement. Un ouvrier ne conserve plus guère de chances de devenir patron, journaliste, banquier, professeur d’université, responsable politique. Les grandes écoles sont encore plus fermées aux catégories populaires qu’au moment où Pierre Bourdieu publiait Les Héritiers, en 1964. Même chose pour les meilleures universités du monde, dont les frais de scolarité ont explosé (3). Incapable de payer plus longtemps ses études supérieures, une jeune femme vient de se suicider à Manille. Et, il y a deux ans, un étudiant américain expliquait : « Je dois 75 000 dollars. Bientôt, je serai incapable de payer mes échéances. Mon père étant mon garant, il va devoir rembourser ma dette. Lui aussi va faire faillite. J’aurai donc ruiné ma famille parce que j’ai voulu m’élever au-dessus de ma classe (4). » Il a voulu vivre le rêve américain, « des haillons à la fortune ». A cause de lui, sa famille va parcourir le chemin inverse.

    Quand « le gagnant rafle tout (5) », l’inégalité des revenus relève parfois de la pathologie sociale. Propriétaire du géant de la distribution Walmart, la famille Walton détenait il y a trente ans 61 992 fois la fortune médiane américaine. Ce n’était probablement pas assez, puisqu’elle en possède aujourd’hui 1 157 827 fois plus. Les Walton ont dorénavant accumulé autant à eux seuls que les 48 800 000 familles les moins prospères (6). La patrie de M. Silvio Berlusconi conserve un petit retard sur les prouesses américaines, mais, l’année dernière, la Banque d’Italie a annoncé que « les dix premières fortunes nationales [détenaient] autant d’argent que les trois millions d’Italiens les plus pauvres (7) ».

    Et, désormais, la Chine, l’Inde, la Russie ou les pays du Golfe jouent des coudes dans le club des milliardaires. En matière de concentration des revenus et d’exploitation des travailleurs, ils n’ont rien à apprendre des Occidentaux, auxquels ils administrent d’ailleurs volontiers des leçons de libéralisme sauvage (8). Les milliardaires indiens, qui possédaient en 2003 1,8 % de la richesse nationale, en accaparaient déjà 22 % cinq ans plus tard (9). Entre-temps, ils étaient certes devenus un tantinet plus nombreux, mais 22 % des richesses pour soixante et un individus, n’est-ce pas beaucoup dans une nation de plus d’un milliard d’habitants ? M. Mukesh Ambani, l’homme le plus fortuné du pays, se pose peut-être la question depuis le salon de sa maison rutilante de vingt-sept étages qui surplombe Bombay — une mégapole dont plus de la moitié des habitants continuent de vivre dans des taudis.

    On en est au point où le Fonds monétaire international (FMI) s’inquiète… Après avoir longtemps proclamé que la « dispersion des revenus » était un facteur d’émulation, d’efficience, de dynamisme, il observe que 93 % des gains de croissance réalisés aux Etats-Unis pendant la première année de reprise économique ne sont allés qu’aux 1 % d’Américains les plus riches. Même au FMI, cela paraît trop. Car, toute considération morale mise à part, comment assurer le développement d’un pays dont la croissance profite de plus en plus à un groupe étriqué qui n’achète plus grand-chose, tant il dispose de tout ? Et qui, par conséquent, thésaurise ou spécule, alimentant un peu plus une économie financière déjà parasitaire. Il y a deux ans, une étude du FMI rendait donc les armes. Elle admettait que favoriser la croissance et réduire les inégalités constituaient « les deux faces d’une même pièce (10) ». Les économistes observent d’ailleurs que des secteurs industriels dépendant de la consommation des classes moyennes commencent à manquer de débouchés dans un monde où la demande globale, quand elle n’est pas asphyxiée par les politiques d’austérité, privilégie les produits de luxe et le bas de gamme.

    D’après les avocats de la mondialisation, le creusement des inégalités sociales proviendrait avant tout d’un essor des technologies à ce point rapide qu’il pénalise les habitants les moins instruits, les moins mobiles, les moins flexibles, les moins agiles. La réponse au problème serait alors toute trouvée : l’éducation et la formation (des retardataires). En février dernier, l’hebdomadaire des « élites » internationales The Economist résumait ce conte légitimiste d’où politique et corruption sont absentes : « Les 1 % les plus riches ont vu leurs revenus bondir d’un coup en raison de la prime qu’une économie mondialisée à base de hautes technologies confère aux gens intelligents. Une aristocratie qui consacrait autrefois son argent “au vin, aux femmes et à la musique” a été remplacée par une élite instruite dans les business schools, dont les membres se marient entre eux et dépensent sagement leur argent en payant à leurs enfants des cours de chinois et des abonnements à The Economist (11). »

    La sobriété, la diligence et la sagesse de parents attentionnés formant leur progéniture à la lecture du (seul) journal qui la rendra meilleure expliqueraient ainsi l’envol des fortunes. Il n’est pas interdit d’avancer d’autres hypothèses. Celle-ci, par exemple : le capital, moins imposé que le travail, consacre à la consolidation de ses appuis politiques une partie des économies réalisées grâce aux décisions qui l’ont favorisé : fiscalité accommodante, sauvetage des grandes banques ayant pris en otage les petits épargnants, populations pressurées pour rembourser en priorité les créanciers, dette publique qui constitue pour les riches un objet de placement (et un instrument de pression) supplémentaire. Ses innombrables connivences politiques garantissent au capital qu’il conservera tous ses avantages. En 2009, six des quatre cents contribuables américains les plus prospères n’ont acquitté aucun impôt ; vingt-sept, moins de 10 % ; nul n’a payé plus de 35 %...

    En somme, les riches utilisent leur fortune pour accroître leur influence, puis leur influence pour accroître leur fortune. « Avec le temps, résume Fukuyama, les élites sont en mesure de protéger leurs positions en manipulant le système politique, en plaçant leur argent à l’étranger pour éviter la taxation, en transmettant ces avantages à leurs enfants grâce à un accès privilégié aux institutions élitistes (12). » On devine alors qu’un éventuel remède réclamerait davantage qu’un toilettage constitutionnel.

    Une économie mondialisée où « le gagnant rafle tout » ; des syndicats nationaux en capilotade ; une fiscalité légère pour les revenus les plus lourds : la machine inégalitaire refaçonne la planète entière. Les soixante-trois mille personnes (dont dix-huit mille en Asie, dix-sept mille aux Etats-Unis et quatorze mille en Europe) qui détiennent un pactole supérieur à 100 millions de dollars possèdent une fortune cumulée de 39 900 milliards de dollars (13). Faire payer les riches ne tiendrait plus seulement du symbole.

    « Deux ailes d’un même oiseau de proie »

    Les politiques économiques qui ont comblé une minorité n’ont pour autant presque jamais transgressé les formes démocratiques — le gouvernement de la majorité. A priori, il y a là un paradoxe. L’un des plus célèbres juges de l’histoire de la Cour suprême américaine, Louis Brandeis, énonçait en effet que « nous devons choisir. Nous pouvons avoir une démocratie, ou avoir une concentration des richesses entre les mains de quelques-uns, mais nous ne pouvons pas avoir les deux ». La vraie démocratie ne se résume pas pour autant au respect des formes (scrutin pluraliste, isoloir, urne). Elle implique davantage que la participation résignée à un scrutin qui ne changera rien : une intensité, une éducation populaire, une culture politique, le droit de réclamer des comptes, de révoquer les élus qui trahissent leur mandat. Ce n’est pas par hasard qu’en 1975, dans une période d’ébullition politique, d’optimisme collectif, de solidarités internationales, d’utopies sociales, l’intellectuel conservateur Samuel Huntington avouait son inquiétude. Il estimait dans un rapport fameux publié par la Commission trilatérale que « l’opération efficace d’un système démocratique requiert en général un niveau d’apathie et de non-participation de la part de certains individus et groupes (14) ».

    Mission accomplie… La très réactionnaire Commission trilatérale vient d’ailleurs de célébrer son quarantième anniversaire en élargissant le cercle de ses convives à d’anciens ministres socialistes européens (M. Peter Mandelson, Mme Elisabeth Guigou, M. David Miliband) et à des participants chinois et indiens. Elle n’a pas à rougir du chemin parcouru. En 2011, deux de ses membres, MM. Mario Monti et Lucas Papadémos, anciens banquiers l’un et l’autre, ont été propulsés par une troïka d’instances non élues — le FMI, la Commission européenne, la Banque centrale européenne (BCE) — à la tête des gouvernements italien et grec. Mais il arrive que des peuplades dont le « niveau d’apathie » demeure insuffisant renâclent encore. Ainsi, lorsque M. Monti tenta de convertir le suffrage censitaire de la troïka en suffrage universel, il essuya un échec retentissant. Le philosophe français Luc Ferry s’en déclara attristé : « Ce qui me chagrine, parce que je suis démocrate dans l’âme, c’est la constance avec laquelle le peuple, en temps de crise, choisit sans faille, sinon les plus mauvais, du moins ceux qui lui dissimulent le plus habilement et le plus amplement la vérité (15). »

    Pour se prémunir contre ce genre de déception, le plus simple est de ne tenir aucun compte du verdict des électeurs. L’Union européenne, qui dispense des leçons de démocratie à la terre entière, a fait de ce déni une de ses spécialités. Ce n’est pas par accident. Depuis trente ans, les ultralibéraux qui mènent la danse idéologique aux Etats-Unis et sur le Vieux Continent s’inspirent en effet de la « théorie des choix publics » de l’économiste James Buchanan. Fondamentalement méfiante envers la démocratie, tyrannie de la majorité, cette école intellectuelle postule que les dirigeants politiques sont enclins à sacrifier l’intérêt général — indissociable des initiatives des chefs d’entreprise — à la satisfaction de leurs clientèles et à l’assurance de leur réélection. La souveraineté de tels irresponsables doit par conséquent être strictement limitée. C’est là le rôle des mécanismes coercitifs qui inspirent en ce moment la construction européenne (indépendance des banques centrales, règle des 3 % de déficit, pacte de stabilité) ou, aux Etats-Unis, l’amputation automatique des crédits publics (« séquestre budgétaire »).

    On se demande pourtant ce que les libéraux redoutent encore des gouvernants, tant les réformes économiques et sociales que ceux-ci mettent en œuvre ne cessent de coïncider avec les exigences des milieux d’affaires, des marchés financiers. Au sommet de l’Etat, la convergence est d’ailleurs confortée par la surreprésentation extravagante des catégories sociales les plus bourgeoises et par la facilité avec laquelle celles-ci passent du public au privé. Quand, dans un pays comme la Chine, où le revenu annuel moyen excède à peine 2 500 dollars, le Parlement compte quatre-vingt-trois milliardaires, on comprend que les riches Chinois ne manquent pas de bons avocats au sommet de l’Etat. Sur ce point au moins, le modèle américain a trouvé son maître, même si, faute d’élections, Pékin ne distribue pas encore ses ambassades convoitées aux donateurs les plus généreux des campagnes du président victorieux, comme le fait Washington.

    Les collusions — et les conflits d’intérêts — entre gouvernants et milliardaires se jouent désormais des frontières. M. Nicolas Sarkozy, qui, lorsqu’il était à l’Elysée, avait accordé des faveurs au Qatar, dont une convention fiscale exonérant l’émirat d’impôt sur ses plus-values immobilières, envisage à présent de se lancer dans la finance spéculative avec l’appui de Doha. « Le fait qu’il soit un ancien président ne signifie pas qu’il doive devenir moine trappiste », a plaidé son ancien ministre de l’intérieur Claude Guéant (16). Le vœu de pauvreté ne s’imposant pas davantage aux anciens chefs de l’exécutif Anthony Blair, Jean-Luc Dehaene et Giuliano Amato, le Britannique conseille J. P. Morgan, le Belge Dexia et l’Italien la Deutsche Bank. Peut-on défendre le bien public en veillant à ne pas déplaire à des régimes féodaux étrangers ou à des institutions financières dont on calcule qu’ils pourraient être de futurs partenaires en affaires ? Quand, dans un nombre croissant de pays, un tel pari concerne tour à tour les deux principaux partis, ceux-ci deviennent pour le peuple ce que le romancier Upton Sinclair appelait « les deux ailes d’un même oiseau de proie ».

    L’institut Demos a voulu jauger les effets de la proximité entre responsables gouvernementaux et oligarchie économique. Il y a deux mois, il a donc publié une enquête détaillant « comment la domination de la politique par les riches et par le monde des affaires freine la mobilité sociale en Amérique (17) ». Réponse : en matière de politiques économiques et sociales, de droit du travail aussi, les citoyens les plus favorisés s’accordent sur des priorités largement distinctes de celles de la majorité de leurs concitoyens. Mais eux disposent de moyens hors du commun pour voir aboutir leurs aspirations.

    Ainsi, alors que 78 % des Américains estiment que le salaire minimum devrait être indexé sur le coût de la vie et suffire pour que son détenteur ne bascule pas dans la pauvreté, 40 % seulement des contribuables les plus prospères partagent cet avis. Ils se montrent également moins favorables que les premiers aux syndicats et aux lois susceptibles de favoriser leur activité. La majorité, quant à elle, aimerait que le capital soit taxé au même taux que le travail. Et accorde une priorité absolue à la lutte contre le chômage (33 %) plutôt qu’à celle contre les déficits (15 %).

    Résultat de cette divergence d’opinions ? Le salaire minimum a perdu 30 % de sa valeur depuis 1968 ; aucune loi (contrairement à la promesse du candidat Barack Obama) n’a adouci le chemin de croix que constitue la création d’un syndicat dans une entreprise ; le capital demeure deux fois moins taxé que le travail (20 %, contre 39,6 %). Enfin, le Congrès et la Maison Blanche rivalisent sur le terrain des coupes budgétaires, dans un pays où la proportion de la population active employée vient pourtant de chuter à un niveau presque historique.

    Comment mieux dire que les riches marquent lourdement de leur empreinte l’Etat et le système politique ? Ils votent plus souvent, financent les campagnes électorales davantage que les autres et, surtout, exercent une pression continue sur les élus et les gouvernants. L’envol des inégalités aux Etats-Unis s’explique largement par le taux très bas d’imposition du capital. Or cette mesure fait l’objet d’un lobbying permanent auprès du Congrès, alors que 71 % de son coût (supporté par l’ensemble des contribuable) ne profite qu’aux 1 % d’Américains les plus fortunés.

    Le refus d’une politique active de l’emploi relève d’un même choix de classe, relayé lui aussi par un système oligarchique. En janvier 2013, le taux de chômage des Américains qui disposent au moins d’une licence n’était que de 3,7 %. En revanche, il atteignait 12 % pour les non diplômés, beaucoup plus pauvres. Et dont l’avis ne pèse pas lourd à Washington contrairement à celui de Sheldon et Miriam Adelson, le couple de milliardaires républicains qui a davantage financé les élections de l’an dernier que la totalité des habitants de douze Etats américains… « Dans la plupart des cas, conclut l’étude de Demos, les préférences de l’écrasante majorité de la population semblent n’avoir aucun impact sur les politiques choisies. »

    Impuissance des gouvernements nationaux

    « Vous voulez que je démissionne ? Si c’est le cas, dites-le moi ! » Le président chypriote Nicos Anastasiades aurait ainsi apostrophé Mme Christine Lagarde, directrice générale du FMI, quand celle-ci exigea qu’il ferme sur-le-champ l’une des plus grandes banques de l’île, grosse pourvoyeuse d’emplois et de revenus (18). Le ministre français Benoît Hamon semble lui aussi admettre que la souveraineté (ou l’influence) de son gouvernement serait strictement limitée, puisque, « sous la pression de la droite allemande, on impose des politiques d’austérité qui se traduisent partout en Europe par une augmentation du chômage (19) ».

    Dans leur mise en œuvre de mesures qui consolident le pouvoir censitaire du capital et de la rente, les gouvernements ont toujours su recourir à la pression d’« électeurs » non résidents dont il leur suffit d’invoquer l’irrésistible puissance : la troïka, les agences de notation, les marchés financiers. Une fois conclu le cérémonial électoral national, Bruxelles, la BCE et le FMI envoient d’ailleurs leur feuille de route aux nouveaux dirigeants afin que ceux-ci abjurent séance tenante telle ou telle promesse de campagne. Même le Wall Street Journal s’en est ému en février dernier : « Depuis que la crise a commencé, il y a trois ans, les Français, les Espagnols, les Irlandais, les Néerlandais, les Portugais, les Grecs, les Slovènes, les Slovaques et les Chypriotes ont tous, d’une manière ou d’une autre, voté contre le modèle économique de la zone euro. Les politiques économiques n’ont pourtant pas changé après ces revers électoraux. La gauche a remplacé la droite, la droite a chassé la gauche, le centre droit a même écrasé les communistes (à Chypre), mais les Etats continuent à réduire leurs dépenses et à relever leurs impôts. (…) Le problème qu’affrontent les nouveaux gouvernements est qu’ils doivent agir dans le cadre des institutions de la zone euro et suivre les directives macroéconomiques fixées par la Commission européenne. (…) Autant dire qu’après le bruit et la fureur d’une élection, leur marge de manœuvre économique est étroite (20). » « On a l’impression, soupire M. Hamon, qu’une politique de gauche ou de droite dose différemment les mêmes ingrédients (21). »

    Un haut fonctionnaire de la Commission européenne a assisté à une rencontre entre ses collègues et la direction du Trésor français : « C’était hallucinant : ils se comportaient comme un maître d’école expliquant à un mauvais élève ce qu’il devait faire. J’ai été très admiratif du directeur du Trésor qui a gardé son calme (22). » La scène rappelle le sort de l’Ethiopie ou de l’Indonésie à l’époque où les dirigeants de ces Etats étaient réduits au rang d’exécutants des châtiments que le FMI venait d’infliger à leur pays (23). Une situation que connaît à présent l’Europe. En janvier 2012, la Commission de Bruxelles somma le gouvernement grec de tailler près de 2 milliards d’euros dans les dépenses publiques du pays. Dans les cinq jours qui suivaient, et sous peine d’amende.

    Aucune sanction ne menace en revanche le président de l’Azerbaïdjan, l’ancien ministre des finances de Mongolie, le premier ministre de la Géorgie, la femme du vice-premier ministre russe ou le fils de l’ancien président colombien. Tous ont cependant domicilié une partie de leur fortune — mal acquise ou carrément volée — dans des paradis fiscaux. Comme les îles Vierges britanniques, où l’on recense vingt fois plus de sociétés enregistrées que d’habitants. Ou les îles Caïmans, qui comptent autant de hedge funds fonds spéculatifs ») que les Etats-Unis. Sans oublier, au cœur de l’Europe, la Suisse, l’Autriche et le Luxembourg, grâce à qui le Vieux Continent compose un cocktail détonant de politiques d’austérité budgétaire très cruelles et de cabinets de conseil spécialisés dans l’évasion fiscale.

    Tout le monde ne se plaint pas de cette porosité des frontières. Propriétaire d’une multinationale du luxe et dixième fortune de la planète, M. Bernard Arnault s’est même un jour réjoui de la perte d’influence des gouvernements démocratiques : « Les entreprises, surtout internationales, ont des moyens de plus en plus vastes, et elles ont acquis, en Europe, la capacité de jouer la concurrence entre les Etats. (…) L’impact réel des hommes politiques sur la vie économique d’un pays est de plus en plus limité. Heureusement (24). »

    En revanche, la pression subie par les Etats s’accroît. Et s’exerce à la fois par le biais des pays créanciers, de la BCE, du FMI, de la patrouille des agences de notation, des marchés financiers. M. Jean-Pierre Jouyet, actuel président de la Banque publique d’investissement (BPI), a admis il y a deux ans que ces derniers avaient, en Italie, « fait pression sur le jeu démocratique. C’est le troisième gouvernement qui saute à leur initiative pour cause de dette excessive. (…) L’envolée des taux d’intérêt de la dette italienne a été le bulletin de vote des marchés. (…) A terme, les citoyens se révolteront contre cette dictature de fait (25) ».

    La « dictature de fait » peut néanmoins compter sur les grands médias pour confectionner les sujets de diversion qui retardent puis dévoient les révoltes collectives, qui personnalisent, c’est-à-dire dépolitisent, les scandales les plus criants. Eclairer les vrais ressorts de ce qui se trame, les mécanismes grâce auxquels richesses et pouvoirs ont été captés par une minorité contrôlant à la fois les marchés et les Etats, réclamerait un travail continu d’éducation populaire. Il rappellerait que tout gouvernement cesse d’être légitime quand il laisse se creuser les inégalités sociales, entérine l’affaissement de la démocratie politique, accepte la mise sous tutelle de la souveraineté nationale.

    Chaque jour, des manifestations se succèdent — dans les rues, dans les entreprises, dans les urnes — pour réitérer le refus populaire de gouvernements illégitimes. Mais, malgré l’ampleur de la crise, elles tâtonnent en quête de propositions de rechange, à moitié convaincues que celles-ci n’existent pas, ou alors induiraient un coût prohibitif. D’où le surgissement d’une exaspération désespérée. Il est urgent de lui trouver des débouchés.

    (Un prochain article réfléchira aux stratégies politiques susceptibles de dégager des voies alternatives.)

    Serge Halimi

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    NOTES:

    (1) Francis Fukuyama, Le Début de l’histoire. Des origines de la politique à nos jours, Saint-Simon, Paris, 2012, p. 23.

    (2) La Vie, Paris, 15 décembre 2011.

    (3) Lire Christopher Newfield, « La dette étudiante, une bombe à retardement », Le Monde diplomatique, septembre 2012.

    (4) Tim Mak, « Unpaid student loans top $1 trillion », Politico, 19 octobre 2011.

    (5) Robert Frank et Philip Cook, The Winner-Take-All Society, Free Press, New York, 1995.

    (6) « Inequality, exhibit A : Walmart and the wealth of American families », Economic Policy Institute, 17 juillet 2012.

    (7) « L’Italie de Monti, laboratoire des “mesures Attali” », Les Echos, Paris, 6 avril 2012.

    (8) Lire « Front antipopulaire », Le Monde diplomatique, janvier 2013.

    (9) « India’s billionaires club », Financial Times, Londres, 17 novembre 2012.

    (10) « Income inequality may take toll on growth », The New York Times, 16 octobre 2012.

    (11) « Repairing the rungs on the ladder », The Economist, Londres, 9 février 2013.

    (12) Francis Fukuyama, Le Début de l’histoire, op. cit.

    (13) En 2011, le produit intérieur brut mondial était d’environ 70 000 milliards de dollars. Cf. Knight Frank et Citi Private Bank, « The Wealth Report 2012 » (PDF), The Wealth Report.

    (14) Michel Crozier, Samuel Huntington et Joji Watanuki, The Crisis of Democracy, New York University Press, 1975.

    (15) Le Figaro, Paris, 7 mars 2013.

    (16) Anne-Sylvaine Chassany et Camilla Hall, « Nicolas Sarkozy’s road from the Elysée to private equity », Financial Times, 28 mars 2013.

    (17) David Callahan et J. Mijin Cha, « Stacked deck : How the dominance of politics by the affluent & business undermines economic mobility in America », Demos, 28 février 2013. Les informations qui suivent sont tirées de cette étude.

    (18) « Chypre finit par sacrifier ses banques », Le Monde, 26 mars 2013.

    (19) RMC, 10 avril 2013.

    (20) Matthew Dalton, « Europe’s institutions pose counterweight to voters’ wishes », The Wall Street Journal, New York, 28 février 2013.

    (21) RTL, 8 avril 2013.

    (22) « A Bruxelles, la grande déprime des eurocrates », Libération, Paris, 7 février 2013.

    (23) Lire Joseph Stiglitz, « FMI, la preuve par l’Ethiopie », Le Monde diplomatique, avril 2002.

    (24) Bernard Arnault, La Passion créative. Entretiens avec Yves Messarovitch, Plon, Paris, 2000.

    (25) « Jouyet : “Une dictature de fait des marchés” », Le Journal du dimanche, Paris, 13 novembre 2011.

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  • Encore une passionnante contribution de Paul Krugman, prix Nobel d'économie, qui jette une lumière crue sur les bases erronées du discours dominant qui impose partout les politiques d'austérité.

    Des démonstrations fausses, d'où des données gênantes ont été écartées, mais aussi des erreurs de codage sur des feuilles de calcul (!), voila les brillantes théories  qui servent à justifier l'agonie du peuple grec et, à des degrés divers, la spirale infernale de la régression économique et sociale dans tous les pays d'Europe...

    Article fort long, mais qui vaut la peine d'être lu jusqu'au bout (et malgré les maladresses de la traduction, que l'on pardonne volontiers à Nance, grâce à qui nous pouvons lire ce texte) pour comprendre les raisons de l'aveuglement de nos prétendues "élites". Cécité que le Parti de Gauche dénonce à juste titre depuis le début de cette crise.

      

    Sur les blogs de Médiapart

    10 juin 2013 Par Nance

    HOW THE CASE FOR AUSTERITY HAS CRUMBLED (Comment l'argument justifiant l'austérité s'est effondré)

    Paul Krugman

    Traduction libre. Nance

    Dans la «New York Review of Books», la remarquable revue littéraire new-yorkaise connue pour son modernisme et son progressisme, ce prix Nobel d'Economie, passe en revue les fraudes dans les arguments de ce qu'il appelle les 'austerians', les partisans de l'austérité, que l'on traduira par les 'austéritaires', des deux côtés de l'Atlantique. Dans cet article, Krugman critique trois livres, deux très intéressants et un comme contre exemple.Article en anglais disponible librement en ligne at: http://www.nybooks.com/articles/archives/2013/jun/06/how-case-austerity-has-crumbled/?page=3.Article en version libre française ci dessous.

    HOW THE CASE FOR AUSTERITY HAS CRUMBLED (Comment l'argument justifiant l'austérité s'est effondré)

    Paul Krugman

     

    The Alchemists: Three Central Bankers and a World on Fireir?t=thneyoreofbo-20&l=as2&o=1&a=1594204
    by Neil Irwin - Penguin, 430 pp., $29.95

    Austerity: The History of a Dangerous Ideair?t=thneyoreofbo-20&l=as2&o=1&a=0199828
    by Mark Blyth - Oxford University Press, 288 pp., $24.95

    The Great Deformation: The Corruption of Capitalism in Americair?t=thneyoreofbo-20&l=as2&o=1&a=1586489
    by David A. Stockman
    - PublicAffairs, 742 pp., $35.00

    En temps normal, une erreur de calcul dans un article en économie serait une vrai broutille en ce qui concerne le reste du monde . Mais en avril 2013, la découverte d'une telle erreur—en fait, une erreur de codage dans une feuille de calcul, associée à plusieurs autres failles dans l'analyse—est devenue non seulement le premier sujet de conversation de la profession en économique, mais a fait les manchettes. Rétrospectivement, nous pourrions même dire qu'elle a changé le cours de la politique.

    Pourquoi? Parce que l'article en question, “Growth in a Time of Debt,”(La croissance au temps de l'endettement) par les économistes de Harvard, Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff, avait acquis le statut de référence essentielle dans le débat sur la politique économique. Depuis que l'article avait commencé à circuler, les austéritaires—partisans de l'austérité budgétaire, et de fortes réductions immédiates dans les dépenses gouvernementales—avaient cité ses conclusions pour défendre leur position et attaquer leurs détracteurs. Chaque fois que l'on osait suggérer, comme John Maynard Keynes l'avait fait, «que le boom, et non pas la récession, est le bon moment pour l'austérité», que les réductions devraient attendre que les économies soient plus fortes, l'ont se voyait répondre que Reinhart et Rogoff avaient démontré qu'attendre serait désastreux, et que les économies font le grand saut dans le vide chaque fois que la dette publique dépasse 90 pour cent du PIB.

    En vérité, Reinhart-Rogoff ont peut-être eu une influence plus immédiate sur le débat public que tout autre article dans l'histoire de l'économie. L'affirmation d'une règle du '90 pour cent' ayant été citée comme l'argument décisif pour l'austérité par tout un éventail de personnalités allant de Paul Ryan, l'ancien vice-candidat à la présidentielle, qui préside la Commission du budget de la Chambre des Représentants (Etats Unis), à Olli Rehn, le premier responsable économique à la Commission européenne, à la rédaction du journal Washington Post. Ainsi, la révélation que le supposé seuil de 90 pour cent était un artefact d'erreurs de programmation, d'omissions de données, et de techniques statistiques étranges a soudainement tourné en ridicule un nombre considérable de personnalités dirigeantes.


    Le vrai mystère, cependant, c'est pourquoi Reinhart-Rogoff avaient jamais été pris au sérieux, voir canonisés, en premier lieu. Dès le début, les critiques exprimaient de fortes réticences quant à la méthodologie et les conclusions de l'article, des questions qui auraient du suffire à faire réfléchir. En outre, l'article Reinhart-Rogoff était en fait déjà le deuxième cas d'un document brandi comme preuve décisive en faveur de l'austérité en économie, à s'écrouler après un examen minutieux. A peu près la même chose s'était passé, quoique moins spectaculairement, quand les austéritaires étaient devenus entichés d'un article d'Alberto Alesina et Silvia Ardagna prétendant montrer que sabrer dans les dépenses du gouvernement aurait peu d'impact négatif sur la croissance économique et pourrait même avoir un effet expansionniste. Pour sûr, cette expérience aurait pu inspirer une certaine prudence.

    Alors pourquoi pas plus de prudence? La réponse, telle que documentée par quelques-uns des livres objets de ce commentaire et involontairement illustrée par d'autres, réside à la fois dans la politique et la psychologie: la cause de l'austérité a été et reste une cause que beaucoup de gens puissants veulent croire, ce qui les conduit à se saisir de tout ce qui ressemble à une justification. Je vais parler de cette volonté de croire plus tard dans cet article. Mais d'abord, il est utile de retracer l'histoire récente de l'austérité à la fois comme doctrine et comme expérimentation politique.

    1.

    Au commencement était la bulle. Il y a eu beaucoup, beaucoup de livres sur les excès des années de 'boom'—en fait, trop de livres. Car, comme nous le verrons, l'envie de s'attarder sur les détails sordides du boom plutôt que d'essayer de comprendre la dynamique de la dépression, est un problème récurrent pour l'économie et la politique économique. Pour l'instant, il suffit de dire qu'au début de 2008, tant l'Amérique que l'Europe étaient prêts pour une chute. Elles étaient devenues trop dépendantes d'un marché immobilier en surchauffe, les ménages étaient trop profondément endettés, leurs secteurs financiers étaient sous-capitalisés et trop gonflés.

    Il suffisait, pour que ces châteaux de cartes s'effondrent, que se produise un choc défavorable, et finalement, ce fut l'implosion des titres US à base de subprimes. À l'automne 2008, les bulles immobilières sur les deux côtés de l'Atlantique avaient éclaté, et l'ensemble de l'économie de l'Atlantique Nord a été prise dans «deleveraging» (désendettement) un processus dans lequel de nombreux débiteurs tentent ou sont contraints de rembourser leurs dettes en même temps.

    Pourquoi est-ce un problème? En raison de l'interdépendance: vos dépenses sont mon revenu et mes dépenses sont votre revenu. Si deux d'entre nous essaient de réduire notre dette en sabrant dans les dépenses, nos revenus réciproque vont plonger en même temps- et des revenus qui plongent peuvent en fait empirer notre endettement plus encore car ils produisent également un chômage de masse.

    Les étudiants en histoire économique avaient observé le processus en cours en 2008 et 2009 avec un frisson de reconnaissance, car il s'agissait bien évidemment du même genre de processus qui avait amené à la Grande Dépression. En effet, au début de 2009, les historiens de l'économie Barry Eichengreen et Kevin O'Rourke avaient produit des cartes choquantes montrant que la première année de la crise 2008-2009, la chute de la production commerciale et industrielle était tout à fait comparable à la première année de la grande crise mondiale de 1929 à 1933 .

    Donc, c'était une deuxième Grande Dépression qui allait se dérouler? Les bonnes nouvelles, c'était que nous avions, ou pensions que nous avions, plusieurs grands avantages par rapport à nos grands-parents, pour limiter les dégâts. Certains de ces avantages étaient, pourrait-on dire, structurels, imbriqués dans la façon dont fonctionnent les économies modernes, et ne nécessitant pas d'action particulière de la part des décideurs. D'autres étaient intellectuels: sûrement que nous avions appris quelque chose depuis les années 1930, et nous n'allions pas répéter les erreurs de la politique de nos grands-pères.

    Sur le plan structurel, probablement le plus grand avantage par rapport aux années 1930 était la façon dont les taxes et les programmes de protection sociale—les deux beaucoup plus importants qu'ils ne l'étaient en 1929—avaient agi comme «stabilisateurs automatiques». Les salaires pourraient baisser, mais le revenu global ne tombait pas en proportion , à la fois parce que la collecte des impôts-taxes avaient chuté et que les chèques du gouvernement avaient continué avec la sécurité sociale, Medicare, les allocations de chômage, et plus encore. En fait, l'existence de l'État-providence moderne avait mis un plancher pour les dépenses totales, et donc empêché la spirale descendante de l'économie d'aller trop bas.

    Sur le plan intellectuel, les décideurs politiques modernes connaissaient l'histoire de la Grande Dépression comme un récit édifiant, certains, y compris Ben Bernanke, avait en fait été les grands spécialistes de la dépression dans leurs vies antérieures. Ils avaient appris de Milton Friedman la folie de laisser les paniques bancaires entraîner l'effondrement du système financier et l'intérêt qu'il y avait à inonder l'économie avec de l'argent en temps de panique. Ils avaient appris de John Maynard Keynes que, dans des conditions de dépression, les dépenses publiques peuvent être un moyen efficace de créer des emplois. Ils avaient appris par la décision désastreuse de Franklin Delano Roosevelt d'adopter l'austérité en 1937, que l'abandon de la relance monétaire et budgétaire trop tôt peut être une très grosse erreur.

    En conséquence de quoi, alors que le début de la Grande Dépression avait été accompagné de politiques qui avaient intensifié la récession—la hausse des taux d'intérêt pour tenter de conserver les réserves d'or, des réductions de dépenses dans une tentative d'équilibrer les budgets—2008 et 2009 ont été caractérisées par des politiques budgétaires et monétaires expansionnistes, en particulier aux États-Unis, où la Réserve fédérale non seulement lamina les taux d'intérêt, mais entra sur les marchés pour tout acheter: du papier commercial à la dette publique à long terme, tandis que l'administration Obama avait avancé un programme de réduction des impôts et d'augmentations des dépenses de 800 milliards de dollars. Les prises de décision en Europe furent moins spectaculaires, mais part ailleurs, le fait que les Etats-providence étaient plus développés en Europe avaient sans doute réduit le besoin de stimulation délibérée.


    Maintenant, certains économistes (y compris moi-même) avaient mis en garde dès le début que ces mesures monétaires et budgétaires, bien que bienvenues, étaient trop faibles compte tenu de la gravité du choc économique. En effet, dès la fin de l'année 2009, il était clair que, même si la situation s'était stabilisée, la crise économique était plus grave que les décideurs ne l'avaient reconnue, et risquait de s'avérer plus persistante que ce qu'ils avaient imaginé. Donc, on aurait pu s'attendre à une deuxième série de mesures de relance pour faire face à la pénurie économique.
    Ce qui s'est réellement passé, cependant, fut un revirement soudain.

    2.

    Le livre The Alchimists de Neil Irwin nous donne la date et le lieu où les principaux pays avancés ont brusquement pivoté de la relance à l'austérité. Le date: début février 2010; le lieu, c'est un peu bizarre, l'installation de l'Arctique canadien d'Iqaluit, où le Groupe des Sept ministres des Finances avaient tenu l'un de leurs sommets réguliers. Parfois (souvent) de ce genre de sommets ne sont guère plus que des cérémonies, et il y eu beaucoup de cérémonie à celui-là aussi, y compris de la viande de phoque crue servie au dernier dîner (les visiteurs étrangers ont tous passé). Mais cette fois, quelque chose de substantiel s'est déroulé. «Dans l'isolement de la nature canadienne», écrit Irwin, «les dirigeants de l'économie mondiale ont collectivement convenu que leur grand défi avait changé. L'économie semble être en voie de guérison, il était temps pour eux de se détourner de la politique de stimuler la croissance. Plus de stimulant.»

    (graphique) (voir site)

    Est ce que ce fut vraiment un tournant politique décisif? Figure 1, qui est tirée des Perspectives de l'économie mondiale les plus récentes du FMI, montre comment les dépenses publiques réelles se sont comportées dans cette crise par rapport aux récessions précédentes; dans le graphique, l'année zéro est l'année d'avant la récession mondiale (2008 dans le marasme actuel), et les dépenses sont comparées à leur niveau pour de l'année de base. Ce que vous voyez c'est que la croyance largement répandue que nous vivons un emballement des dépenses publiques est fausse, bien au contraire, après une brève flambée en 2009, les dépenses publiques ont commencé à tomber à la fois en Europe et aux Etats-Unis, et cette dépense est maintenant bien en dessous de sa tendance normale. Le tournant de la rigueur a été très réel, et plutôt important.

    A première vue, c'était très étrange ce changement de cap politique. Les manuels d'économie standard disent que sabrer dans les dépenses du gouvernement réduisent la demande globale, ce qui entraîne à son tour une déduction de la production et l'emploi. Cela peut être une chose souhaitable si l'économie est en surchauffe et l'inflation est à la hausse, ou alternativement, les effets négatifs de la réduction des dépenses du gouvernement peuvent être compensés. Les banques centrales (Fed, la Banque centrale européenne, ou leurs homologues ailleurs) peuvent réduire les taux d'intérêt, ce qui induit plus de dépenses du privé. Cependant, aucune de ces conditions ne s'appliquaient au début de 2010, ni d'ailleurs ne s'appliquent maintenant. Les grandes économies avancées ont été et sont profondément déprimées, sans un soupçon de pression inflationniste. Pendant ce temps, les taux d'intérêt à court terme, qui sont plus ou moins sous le contrôle de la banque centrale, sont proches de zéro, ce qui laisse peu de place à la politique monétaire pour compenser la réduction des dépenses du gouvernement. Alors Economics 101 (les cours d'économie pour débutant- note de la traductrice) sembleraient dire que toute l'austérité que nous avons vue est très prématurée, et qu'elle devrait attendre que l'économie soit plus forte.
    La question est donc pourquoi les dirigeants économiques étaient si pressés de jeter le manuel scolaire (E101) par la fenêtre.

    Une réponse est que beaucoup d'entre eux n'ont jamais cru en ce manuel en premier lieu. La classe dirigeante politique et intellectuelle allemande n'a jamais eu beaucoup d'intérêt pour l'économie keynésienne, le Parti républicain aux États-Unis non plus. Dans la chaleur d'une crise économique aiguë—comme à l'automne 2008 et l'hiver 2009—ces voix dissidentes pourraient dans une certaine mesure être tues, mais une fois que les choses s'étaient calmées, elles ont recommencé à relever la tête.


    Une plus réponse plus large est celle que nous donnerons plus tard: les raisons politiques et psychologiques profondes pour lesquelles de nombreuses personnalités influentes détestent les notions de déficit budgétaire et d'argent facile. A nouveau, une fois la crise devenue moins aiguë, il n'y avait plus de place pour se livrer à ces sentiments.

    En plus de ces facteurs sous-jacents, cependant, il y eut deux aspects contingents de la situation au début de 2010: la nouvelle crise en Grèce, et l'arrivée d'apparence rigoureuse de recherche économique de haute qualité soutenant la position austérienne.

    La crise grecque a été un choc pour presque tout le monde, même pour le nouveau gouvernement grec qui a pris ses fonctions en octobre 2009. La direction entrant savait qu'elle faisait face à un déficit budgétaire, mais c'est seulement après son arrivée qu'elle a appris que le gouvernement précédent avait cuisiné les livres, et que le déficit et le stock accumulé de la dette étaient beaucoup plus élevés qu'ont ne l'imaginait. Comme les nouvelles atteignaient les investisseurs, d'abord en Grèce, puis une grande partie de l'Europe, entra dans un nouveau type de crise—non un pas des banques en faillite, mais des gouvernements défaillants, incapables d'emprunter sur les marchés mondiaux.
    C'était un vent de mauvaise augure, et la crise grecque était une aubaine pour les anti-keynésiens. Ils avaient mis en garde sur les dangers du déficit budgétaire; la débâcle grecque semblait montrer à quel point dangereux laxisme budgétaire pouvait être. Même à ce jour, quelqu'un qui plaide contre l'austérité budgétaire, et suggère que nous devrions prendre une nouvelle série de mesures de relance, peut s'attendre à être attaqué comme quelqu'un qui va transformer l'Amérique (ou la Grande-Bretagne, selon le cas) dans une autre Grèce.

    Si la Grèce avait fourni le récit édifiant du monde réel évident, Reinhart et Rogoff semblaient fournir les maths. Leur article semblait montrer non seulement que la dette était dommageable pour la croissance, mais qu'il y avait un "seuil", une sorte de point de déclenchement, lorsque la dette passait les 90 pour cent du PIB. Aller au-delà de ce point, leurs nombres avaient suggéré, et la croissance économique cale. La Grèce, bien sûr, avait déjà une dette supérieure au nombre magique. Plus précisément, les principaux pays avancés, les États-Unis inclus, couraient d'importants déficits budgétaires et s'approchaient du seuil fatidique. Mettez la Grèce et Reinhart-Rogoff ensemble, et il semblait y avoir des arguments convaincants pour un virage dure, immédiat vers l'austérité.
    Mais un tel virage vers l'austérité dans une économie toujours déprimée par le désendettement privé n'aurait il pas un impact négatif immédiat? Ne vous inquiétez pas, disait un autre article académique remarquablement influent, “Large Changes in Fiscal Policy: Taxes Versus Spending,” (De grands changements dans la politique fiscale: taxation versus dépense), par Alberto Alesina et Silvia Ardagna.


    Un des aspects tout spécialement intéressant dans le livre de Mark Blyth, Austerity: The History of a Dangerous Idea c'est la façon dont il retrace l'ascension et la chute de l'idée de «l'austérité expansionniste» l'idée que la réduction des dépenses pourrait effectivement conduire à une production plus élevée. Comme il l'indique, il s'agit d'une proposition étroitement associée à un groupe d'économistes italiens (qu'il nomme «la bande à Bocconi») qui ont développé leur argument avec une série de documents qui devenaient plus stridents et moins qualifiés au fil du temps, aboutissant à l'analyse d'Alesina et Ardagna en 2009.

    En substance, Alesina et Ardagna montèrent une attaque frontale contre la proposition keynésienne selon laquelle couper les dépenses dans une économie affaiblie produit un surcroît de faiblesse. Comme Reinhart et Rogoff, ils ont rassemblé des preuves historiques pour plaider leur cause. Selon Alesina et Ardagna, d'importantes réductions des dépenses dans les pays avancés étaient, en moyenne, suivi par l'expansion plutôt que de la contraction. La raison, ont-ils suggéré, c'est que l'austérité budgétaire crée la confiance dans le secteur privé, et ce regain de confiance compense largement le ralentissement qu'entraînent une diminution des dépenses publiques.
    Comme le documente Blyth Mark, cette idée se répandit comme une traînée de poudre. Alesina et Ardagna firent une présentation spéciale en avril 2010 pour le Conseil des Affaires économiques et financières du Conseil des Ministres européen; l'analyse rapidement fit son chemin dans les déclarations officielles de la Commission européenne et la Banque centrale européenne. Ainsi, en Juin 2010 Jean-Claude Trichet, alors président de la BCE, a rejeté les préoccupations que l'austérité pourrait nuire à la croissance:

    En ce qui concerne l'économie, l'idée que les mesures d'austérité pourraient déclencher une stagnation est incorrecte .... En fait, dans ces circonstances, tout ce qui contribue à augmenter la confiance des ménages, des entreprises et des investisseurs dans la soutenabilité des finances publiques est bonne pour la consolidation de la croissance et la création d'emplois. Je crois fermement que, dans les circonstances actuelles, des politiques inspirant confiance vont favoriser et non pas entraver la reprise économique, parce que la confiance est le facteur clé aujourd'hui.

    C'était du pur Alesina-Ardagna.

    C'est ainsi qu'à l'été de 2010, une orthodoxie d'austérité à part entière avait pris forme, devenant dominante dans les milieux politiques européens et influente de ce côté ci de l'Atlantique. Alors, que s'est-il passé depuis près de trois ans écoulés depuis?

    3.

    Des preuves claires sur les effets d'une politique économique sont généralement difficiles à trouver. Les gouvernements changent généralement de politique à contrecœur, et il est difficile de distinguer les effets des demi-mesures qu'ils entreprennent de toutes les autres choses qui se passent dans le monde. La relance d'Obama, par exemple, était à la fois temporaire et relativement faible par rapport à la taille de l'économie américaine, jamais plus qu'un montant de 2 pour cent du PIB, et cette relance a été tentée dans une économie atteinte de plein fouet par la plus grande crise financière en trois générations. Combien de ce qui s'est passé en 2009-2011, bon ou mauvais, peut être attribuée à la relance? Personne ne sait vraiment.

    Le tournant de la rigueur après 2010, cependant, fut si drastique, en particulier dans les pays endettés européens, que la notion même de précautions avait perdu de sa force. La Grèce a imposé des réductions de dépenses et des hausses d'impôts s'élevant à 15 pour cent du PIB, l'Irlande et le Portugal ont suivi avec du 6 pour cent, et contrairement aux efforts en demi-teinte du stimulus, ces réductions ont été soutenues et même intensifiées année après année. Alors, comment l'austérité fonctionne réellement?

    Graphics 2 (voir site)

    La réponse c'est que les résultats ont été désastreux—à peu près comme on l'aurait prédit à partir de la macroéconomie de manuels scolaires. Le graphisme 2, par exemple, montre ce qui est arrivé à une sélection de pays européens (chacun représenté par un symbole en forme de losange). L'axe horizontal indique les mesures d'austérité—réductions des dépenses et hausses d'impôts—commepourcentage du PIB, selon les estimations du Fonds monétaire international. L'axe vertical représente la variation effective en pourcentage du PIB réel. Comme vous pouvez le voir, les pays contraints à l'austérité sévère ont connu une très grave récession, et les baisses ont été plus ou moins proportionnelle au degré d'austérité.

    Il y a eu quelques tentatives pour expliquer ces résultats, notamment à la Commission européenne. Mais le FMI, en regardant de près les données, a non seulement conclu que l'austérité a eu des effets économiques défavorables, il a publié ce qui équivaut à un mea culpa pour avoir sous-estimé ces effets indésirables. *

    Mais y-a-t-il une alternative à l'austérité? Quels sont les risques de surendettement?

    Au début de 2010, avec la catastrophe grecque fraîche dans l'esprit de tout le monde, les risques de surendettement semblait évident, et ces risques semblaient l'être encore plus d'ici 2011, puisque l'Irlande, l'Espagne, le Portugal et l'Italie rejoignaient les rangs des pays qui avaient à payer des primes élevées de taux d'intérêt. Mais une drôle de chose s'est passée dans d'autres pays avec des niveaux d'endettement élevés, y compris au Japon, aux États-Unis et en Grande-Bretagne: malgré des déficits importants et une rapide montée de la dette, leurs coûts d'emprunt sont restés très bas. La différence essentielle, comme l'économiste belge Paul Degrauwe l'a souligné, semblait être si les pays en question ont leur propre monnaie, et ont emprunté dans ces devises. Ces pays ne peuvent pas manquer d'argent parce qu'ils peuvent l'imprimer si nécessaire, et en l'absence du risque d'un resserrement de la trésorerie, les pays avancés sont évidemment en mesure de supporter des niveaux assez élevés de la dette sans crise.

    Trois ans après le tournant vers l'austérité, donc, à la fois les espoirs et les craintes des austéritaires semblent avoir été erronés. L'austérité n'a pas conduit à une forte augmentation de la confiance; les déficits n'ont pas conduit à la crise. Mais les partisans de l'austérité ne s'appuyaient-ils pas sur une recherche économique sérieuse? En fait, il s'est avéré qu'ellene l'était pas—la recherche citée par les austéritairesétait profondément viciée.

    La première à dégringoler fut la notion d'austérité expansionniste. Avant même que les résultats de l'expérience d'austérité en Europe arrivent, l'article d'Alesina-Ardagna s'effondrait à l'examen. Des chercheurs à l'Institut Roosevelt montraient qu'aucun des prétendus exemples d'une austérité conduisant à l'expansion de l'économie avait effectivement eu lieu au milieu d'un marasme économique; les chercheurs du FMI ont constaté que la mesure Alesina-Ardagna de la politique budgétaire n'avait que peu de rapport avec les changements politiques réels. «Vers le milieu de 2011," Blyth écrit: «le support empirique et théorique de l'austérité expansionniste se dissolvait.» Lentement, sans tambour ni trompette, la notion que l'austérité pourrait effectivement stimuler les économies se faufila hors de la scène publique. (mais pas en France où cette dernière reste très forte- NDLT)


    Reinhart-Rogoff a duré plus longtemps, même si de sérieux doutes sur leur travail avaient été soulevés dès le début. Dès juillet 2010 Josh Bivens et John Irons de l'Economic Policy Institute avaient identifié à la fois une erreur notoire—une mauvaise interprétation des données des États-Unis immédiatement après la Seconde Guerre mondiale—et un problème conceptuel sérieux. Reinhart et Rogoff, comme Bivens et Irons l'ont souligné, n'ont offert aucune preuve d'une corrélation dette élevée donnant faible croissance plutôt que l'inverse, et d'autres éléments de preuve indiquaient que ce cas de figure inverse était le plus probable. Mais ces critiques ont eu peu d'impact, car pour les austéritaires, pourrait-on dire, l'histoire racontée par Reinhart-Rogoff était trop belle pour qu'on aille la vérifier.

    Ainsi, le révélation en avril 2013 sur les erreurs de Reinhart et Rogoff a été un choc. En dépit de l'influence de leur article, Reinhart et Rogoff n'avaient pas fait en sorte que leurs données soient largement disponibles—et les chercheurs qui travaillaient avec des données apparemment comparables n'avaient pas été en mesure de reproduire leurs résultats. Finalement, ils ont rendu leur feuille de calcul disponible pour Thomas Herndon, un étudiant de troisième cycle à l'Université du Massachusetts, à Amherst—et il l'a trouvée très étrange. Il y avait une erreur de codage réelle, même si cela ne faisait qu'une petite contribution à leurs conclusions. Plus important encore, leur ensemble de données avaient exclu l'expérience de plusieurs nations alliées—Canada, Nouvelle-Zélande et en Australie— qui avait émergé de la Seconde Guerre mondiale avec une dette élevée mais néanmoins affiché une croissance solide. Et ils avaient utilisé un système de pondération étrange dans lequel chaque «épisode» de la dette élevée comptait de façon similaire que cet épisode ait eu lieu au cours d'une année de mauvaise croissance ou des dix-sept années de bonne croissance.


    Sans ces erreurs et bizarreries, il y avait toujours une corrélation négative entre la dette et la croissance—mais cela pourrait être, et sans doute était—surtout une faible croissance conduisant à un endettement élevé, et non l'inverse. Et le «seuil» à 90 pour cent s'évanouissait, ce qui compromettait les histoires effrayantes utilisées pour vendre l'austérité.

    Reinhart et Rogoff ont essayé de défendre leur travail, ce qui n'est pas surprenant, mais leurs réponses ont été faiblardes, au mieux, au pire, évasives. Notamment, ils continuent à écrire d'une manière qui suggère, sans le préciser d'emblée, que la dette à 90 pour cent du PIB est une sorte de seuil à partir duquel les mauvaises choses arrivent. En réalité, même si l'on ignore la question de la causalité—si une faible croissance entraîne une forte dette ou l'inverse—les effets apparents sur la croissance si la dette passe, mettons, de 85 à 95 pour cent du PIB sont assez petites et ne justifie pas la panique de la dette qui a eu une telle influence sur la politique.

    Ainsi, à ce stade, l'économie d'austérité est en très mauvais état. Ses prédictions se sont révélées complètement erronées; ses documents académiques fondateurs ont non seulement perdu leur statut de canonisés, ils sont devenus des objets de ridicule un peu partout. Mais comme je l'ai souligné, rien de tout cela (sauf cette erreur Excel) n'aurait dû être une surprise: la macroéconomie de base aurait dû dire à tout le monde de s'attendre à ce qui est arrivé en réalité et les articles qui sont maintenant tombés en discrédit étaient évidemment viciés dans les bases même de départ.

    Cela soulève la question évidente: pourquoi l'économie d'austérité arrive à une telle emprise puissante sur l'opinion des élites en premier lieu?

    4

    Tout le monde aime une histoire avec une morale. «Car le salaire du péché c'est la mort» est un message beaucoup plus satisfaisant que «C'est la merde alors!» Nous voulons tous que les événements aient un sens.

    Lorsqu'il est appliqué à la macroéconomie, ce besoin de trouver un sens moral crée en chacun de nous une prédisposition à croire les histoires qui attribuent la douleur d'une crise aux excès du boom qui le précède et, peut-être, rend également naturel de voir la douleur, le cas échéant, partie d'un processus de nettoyage inévitable. Quand Andrew Mellon a dit à Herbert Hoover pour laisser la dépression suivre son cours, afin de "purger la pourriture" du système, il offrait des conseils que, si mauvaise qu'ils le fussent en économie, avait résonné psychologiquement avec beaucoup de gens (et c'est toujours le cas).


    En revanche, l'économie keynésienne repose fondamentalement sur l'idée que la macroéconomie n'est pas une histoire morale—que les dépressions sont essentiellement un problème de mauvais fonctionnement technique. Au moment où la Grande Dépression se creusait, Keynes a eu un mot célèbre «nous avons un souci avec le magnéto"—c.a.d., les troubles de l'économie étaient comme ceux d'une voiture avec un petit problème critique dans son système électrique, et le travail de l'économiste est de comprendre comment réparer ce problème technique. Chef d'oeuvre de Keynes, la Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, est remarquable—et révolutionnaire—parce qu'elle ne dit presque rien sur ce qui se passe en période d'expansion économique. Les théoriciens du cycle économique pré-keynésiens aimaient s'attarder sur les excès épouvantables qui ont lieu dans les bons moments, tout en ayant relativement peu à dire sur exactement pourquoi ceux-ci donnent lieu à des mauvais moments ou sur ce qu'on devrait faire quand ils arrivent. Keynes a renversé cette priorité; presque tout l'accent fut mis sur la façon dont les économies restent déprimées, et ce qui peut être fait pour les rendre moins déprimées.

    Je dirais que Keynes a eu profondément raison dans son approche, mais il n'y a aucun doute qu'il s'agit d'une approche que beaucoup de gens trouvent profondément insatisfaisante d'un point de vue émotionnelle. Et si nous ne devrions pas être surpris d'apprendre que de nombreuses interprétations populaires de nos difficultés actuelles renvoient, que les auteurs le sachent ou non, au style instinctif, pré-keynésien, qui préfère s'attarder sur les excès du boom plutôt que sur les échecs du marasme.

    Le livre de David Stockman, The Great déformation, doit être considéré sous cet angle. C'est une immensément longue diatribe contre les excès de toutes sortes, qui, dans la vision de Stockman, ont abouti à notre crise actuelle. L'histoire, aux yeux de Stockman, est une série de "virées": une "frénésie d'emprunt insoutenable», une «frénésie de répression des taux d'intérêt», une «frénésie de l'ingénierie financière destructrice", et, encore et encore, une "frénésie d'impression." (la planche à billets). Dans le monde selon Stockman, tout le mal économique provient du péché originel de quitter l'étalon-or. Toute la prospérité que nous avions pensé que nous avions depuis 1971, quand Nixon avait abandonné le dernier lien à l'or, ou peut-être même depuis 1933, quand FDR nous a enlevé l'or pour la première fois, c'était une illusion vouée à finir dans les larmes. Et bien sûr, toutes les politiques visant à atténuer la crise actuelle vont juste faire empirer les choses.

    En soi, le livre de Stockman n'est pas important. Mis à part quelques attaques contre les Républicains, il se compose essentiellement de grandiloquence sur l'étalon or. Mais l'attention que le livre a suscité, la manière dont il a frappé une corde sensible chez de nombreuses personnes, y compris même chez certains libéraux (progressistes- NDLT), suggèrent à quel point fort reste l'envie de voir l'économie comme un jeu de moralité, trois générations après qu'Keynes ait essayé de nous montrer qu'il n'en est rien de la sorte.

    Et de puissants fonctionnaires ne sont nullement à l'abri de cette envie. Dans The Alchemists, Neil Irwin analyse les motivations de Jean-Claude Trichet, le président de la Banque centrale européenne, en préconisant des politiques d'austérité sévères:

    Trichet a embrassé une vue, particulièrement fréquente en Allemagne, qui a été ancrée dans une sorte de moralisme. La Grèce avait trop dépensé et pris trop de dettes. Il lui fallait réduire les dépenses et les déficits. Si elle faisait preuve de courage et de volonté politique suffisante, les marchés devraient la récompenser avec une baisse des coûts d'emprunt. Il (Trichet) avait mis beaucoup de foi dans la puissance de confiance ....


    Compte tenu de cette sorte de prédisposition, est-ce étonnant que l'économie keynésienne soient jetée par la fenêtre, tandis que Alesina-Ardagna et Reinhart-Rogoff soient immédiatement canonisés?


    Donc, est-ce que l'impulsion austéritaire est simplement une question de psychologie? Non, il y a aussi quelque peu d'intéressement en cause. Comme de nombreux observateurs l'ont noté, le tournant s'éloignant de la relance budgétaire et monétaire peut être interprété, si vous voulez, comme donnant la priorité des créanciers sur les travailleurs. L' inflation et les taux d'intérêt bas sont mauvais pour les créanciers, même si elles favorisent la création d'emplois; réduire les déficits publics face à un chômage de masse peut approfondir une dépression, mais cela augmente la certitude des porteurs d'obligations qu'ils seront remboursés intégralement. Je ne pense pas que quelqu'un comme Jean-Claude Trichet ait été consciemment serviteur cynique d'intérêts de classe au détriment du bien-être général, mais certainement, c'était pas si mal si son sens de la morale économique cadrait si bien avec les priorités des créanciers.

    Il est également intéressant de noter que, si la politique économique depuis la crise financière ressemble à un échec lamentable par n'importe quel standard d'évaluation, elle n'a pas été si mauvaise pour les riches. Les bénéfices ont fortement rebondi alors même que le chômage sans précédent à long terme persiste, les indices boursiers des deux côtés de l'Atlantique ont rebondi à des niveaux d'avant-crise alors même que le revenu médian languit. C'est peut-être exagéré de dire que ceux dans le top 1 pour cent effectivement bénéficient d'une dépression permanente, mais ils ne sentent certainement pas beaucoup de douleur, ce qui a probablement quelque chose à voir avec la volonté des décideurs à maintenir le cap de l'austérité

    5.

    Comment cela fut-il possible? C'est la question que beaucoup de gens se sont posées il y a quatre ans, c'est toujours la question que beaucoup se posent aujourd'hui. Mais le «cela» a changé.

    Il y a quatre ans, le mystère était de savoir comment une telle terrible crise financière avait pu avoir lieu, avec si peu de préavis. Les dures leçons que nous avons dû apprendre impliquait la fragilité de la finance moderne, la folie de faire confiance aux banques de se réguler par elles-même, et les dangers de supposer que les arrangements financiers fantaisistes avaient éliminé ou même réduit les problèmes séculaires de risque.


    Je dirais, cependant—si égoïste que cela puisse paraître (j'avais mis en garde contre la bulle immobilière, mais n'avais aucune idée de l'ampleur de l'effondrement qui suivrait son éclatement)—que l'échec à anticiper la crise était un péché relativement mineur. Les économies sont complexes, des entités en constante évolution, il était compréhensible que peu d'économistes aient réalisé dans quelle mesure les prêts à court terme et de la titrisation d'actifs tels que les prêts hypothécaires subprime avaient recréé les anciens risques pour le contrôle desquels l'assurance-dépôts et la réglementation bancaire avaient été créées.


    Je dirais que ce qui s'est passé ensuite—la façon dont les décideurs ont tourné le dos à pratiquement tout ce que les économistes avaient appris sur la façon de traiter les dépressions—la façon dont l'opinion des élites s'est saisie de tout ce qui pourrait être utilisé pour justifier l'austérité—fut un vice beaucoup plus grand. La crise financière de 2008 a été une surprise, et s'est passée très vite, mais nous avons été coincés dans un régime de croissance lente et de chômage désespérément élevé depuis plusieurs années maintenant. Et pendant tout ce temps, les décideurs ont ignoré les leçons de la théorie et de l'histoire.

    C'est une terrible histoire, principalement en raison de l'immense souffrance qui a résulté de ces erreurs politiques. Il est également très inquiétant pour ceux qui aiment à croire que la connaissance peut faire une différence positive dans le monde. Dans la mesure où les décideurs et l'opinion des élites en général ont fait quelque peu usage de l'analyse économique, ils ont, comme le dit l'adage, opéré à la façon dont un ivrogne utilise un lampadaire: pour le soutien, pas pour s'éclairer. Les articles et les économistes qui ont dit ce que l'élite voulait entendre ont été célébrés, en dépit de nombreuses preuves qu'ils avaient tort; les critiques ont été ignorés, peu importe combien de fois ils avaient vu juste.


    La débâcle Reinhart-Rogoff a soulevé quelques espoirs chez les critiques que la logique et les preuves commencent enfin à compter. Mais en vérité il est trop tôt pour dire si l'emprise de l'économie sur la politique d'austérité va se détendre de manière significative au vue de ces révélations. Pour l'instant, le message plus large de ces dernières années reste comment la compréhension peut, dans les faits, apporter presque rien.

    FIN- (NTLT- Note de la Traductrice).

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